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— Reste à savoir, mon ami, s’il vaut mieux que l’humanité vive ou s’il vaut mieux qu’elle meure.

— Pour savoir, docteur, s’il vaut mieux que l’humanité vive ou s’il vaut mieux qu’elle meure, encore faut-il qu’elle vive. On ne sait pas, quand on ne vit pas. On ne choisit pas, quand on ne vit pas.

— La proposition que vous énoncez ici, mon ami, est à peu près ce qu’on nomme une lapalissade.

— Mieux vaut proclamer une lapalissade que d’insinuer une erreur.

— Ou plutôt il n’est pas mauvais de proclamer une lapalissade, et il est mauvais d’insinuer une erreur. — Vous avez sans doute ici les Dialogues philosophiques de Renan ?

— Bien entendu, docteur, que je les ai.

— Voulez-vous me les donner ?

Comme je n’avais pas encore la permission de sortir, on monta chercher les Dialogues. Le docteur moraliste posa sur ma table ronde le livre qu’il avait apporté, ouvrit les Dialogues et fragments philosophiques, s’arrêta aux Dialogues, les parcourut, les relut, relut des passages, entraîné continûment des certitudes aux probabilités et des probabilités aux rêves. Cela dura longtemps.

— Il faudrait tout citer. Ces dialogues ont un charme étrange et une inconsistance merveilleuse, une admirable continuation de l’idée acceptée à l’idée inacceptable. On ne saurait, sans fausser le texte, isoler un passage, une idée, un mot. Les propositions ne sont pas déduites, ne paraissent pas conduites, s’interpénètrent, s’internourrissent. Étrange mutualité de l’incontestable et de l’indéfendable. Jamais nous ne saisirons dans ce