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dérai l’univers sous l’aspect de la mortalité, sub specie mortalitatis, docteur, si vous permettez.

— Je permets tout à un convalescent.

— Cet aspect de la mortalité est pour nous mortels ce qui ressemble encore le mieux à l’aspect de l’éternité. Pendant seize ou vingt heures je formai des pensers que je n’oublierai de ma vie et que je vous dirai plus tard. Ce sont des pensées à longue échéance. Croyez que j’avais laissé tous les livres de côté. Je délirais, ce qui est d’un malade, et cependant je voyais extraordinairement clair dans certaines idées saines. Un souvenir singulièrement douloureux me hantait : au moment où j’avais formé le dessein de publier ces cahiers, je m’en étais ouvert à plusieurs personnes en qui j’avais confiance ; une de ces personnes me répondit presque aussitôt : « Je vous préviens que je marcherai contre vous et de toutes mes forces. »

— Celui qui vous parlait ainsi était sans doute quelque guesdiste.

— Vous m’entendez mal, citoyen docteur : je n’aurais pas eu confiance en un guesdiste. Il y a plus d’un an que j’ai cessé d’avoir confiance au dernier des guesdistes en qui j’avais confiance, et qui était, vous ne l’ignorez pas, le citoyen Henri ou Henry Nivet. Non, le citoyen dont je vous parle, un citoyen bibliothécaire qui me promit de marcher contre moi de toutes ses forces, et qui tint parole, avait naguère été un excellent dreyfusard. Mais quand l’idée de l’unité catholique est entrée dans l’âme d’un moine, et quand l’idée de l’unité socialiste est entrée dans l’âme d’un citoyen, ces hommes sont méconnaissables.

— C’est une question que de savoir si un bon citoyen