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Ce fut la dernière lutte qu’eut à soutenir mon être moral. Après cela vint un temps d’engourdissement ou, si je puis m’exprimer ainsi, de pétrification intellectuelle. Maintenant, lorsque j’essaye de me rappeler ce que j’ai éprouvé pendant mon emprisonnement, je ne me souviens que des moments où j’ai souffert de surexcitation et je puis à peu près en préciser la durée. Pour ce qui est de mon temps de torpeur, je n’aurais jamais pu dire moi-même quelle fut sa durée, à lui — était-ce un mois, un an, vingt ans… C’était une vie sans horizon, c’était une mer sans rivages où on ne peut dire ce qu’on a devant soi : une lieue ou cent…

Je me sentais presque heureux dans mon abrutissement. Je trouvais des distractions, je m’inventais des occupations. Un jour je me posai le problème de compter les rayures du papier qui tapissait le mur de ma cellule. Ce travail exigea plusieurs semaines. Je me levais tard et, après avoir déjeuné, je me mettais à l’ouvrage.

Quand cela m’ennuyait, j’inventais autre chose. J’arrachai une fois des morceaux de papier de tapisserie et m’en fis un jeu de cartes dont je traçai les dessins avec mon sang. Lorsque mes cartes furent prêtes, je m’amusai à me dire la bonne aventure avec. Les sujets sur lesquels j’interrogeais l’avenir étaient en général très peu compliqués et se rapportaient le plus souvent à mon dîner.

Je voulais savoir s’il y aurait du borsch[1] ou du chtchi tel ou tel jour… si le pain serait enfin bon ou à demi calciné comme à l’ordinaire… si le directeur entrerait chez moi ou non.

  1. Soupe aigre aux betteraves.