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ESCHYLE.

avec son armée. En passant à Troie, il fit sacrifier par les Mages aux héros asiatiques tombés dans cette plaine mémorable. Dix jours lui suffiraient sans doute à vaincre ces Grecs qu’ils avaient arrêtés dix ans, sous les murs d’Ilion. L’Iliade aurait une Batrachomyomachie pour revanche. Arrivé à Abydos, en face des ponts relevés, il s’assit sur un trône en marbre, qu’on lui avait dressé au sommet d’un tertre, et d’où il pouvait voir, à la fois, d’un côté, ses troupes de terre inondant la plage, de l’autre, le vol de sa flotte couvrant le détroit. Ce fut la qu’il fut pris de cet étrange accès de mélancolie qui l’idéalise un instant, en jetant sur lui le clair-obscur d’une pensée profonde. D’abord le Roi des rois se déclara très heureux, devant ce déploiement de sa force puis son regard réduisit en cendre les millions d’hommes qui se mouvaient sous ses pieds, cet horizon fourmillant lui apparut vide comme un champ funèbre, et il se mit à pleurer. Les Satrapes qui l’entouraient s’étonnèrent, comme s’ils avaient vu les yeux de diamant d’une idole répandre des larmes. — « Je pleure, leur dit-il, parce que mon cœur s’est ému de pitié, en pensant combien est brève toute vie humaine, puisque de tous ceux qui sont là, si nombreux qu’ils sont innombrables, nul ne vivra encore dans cent ans. » C’est ce qu’aurait pu dire le Bouddha indien, s’il avait vu défiler l’ar-