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prême que je n’oublîrai jamais ; non pas que nous avions peur pour nous, seulement nous avions la claire vision que nous allions tuer, blesser, écraser beaucoup de monde. Cependant à nos appels désespérés de corne, la foule se fend, s’écarte comme une vague à la dernière seconde, dans un double bond prodigieux de côté et les porteurs du cercueil — car à la campagne, il n’y a pas encore de corbillard, — font un demi-tour de côté aussi vite que possible, mais pas assez vite que notre auto n’attrape violemment l’angle du devant du cercueil… Une de nos lanternes est réduite en poussière ; nous voyons distinctement le dit cercueil et les six porteurs roulés pêle-mêle, les quatre fers en l’air si j’ose m’exprimer ainsi, et deux secondes plus tard notre automobile s’arrêtait et naturellement nous nous précipitions, assez secoués nous-mêmes, au secours des malheureux porteurs. Tous se relevaient ahuris, mais sans une égratignure, seulement le cercueil en mauvais bois blanc avait volé en éclat et dans son drap blanc apparaissaient les formes vagues de la morte — une paysanne, une riche fermière de quarante-sept ans seulement — disaient les commères en larmes.

Mais voilà le bon curé qui se précipite et nous injurie :

— Vous n’avez tué personne aujourd’hui, Messieurs les parisiens, et ce n’est pas de votre faute, mais vous avez fait mieux, vous avez insulté la mort, vous avez commis un sacrilège…