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en pleine santé, à vingt ans ! Ce martyre pouvait durer soixante ans, c’était horrible. Privée de membres, elle n’avait pas de toucher et voilà que la vue lui manquait en même temps que l’ouïe. Il ne lui restait plus que le goût et l’odorat, ce que l’on pourrait appeler les sens inférieurs.

Son père et sa mère nous dirent que depuis deux ans elle avait fait la connaissance ou, plutôt, refait connaissance avec un jeune cousin et qu’elle s’était prise à l’aimer follement, mais que lui, naturellement, ne voulait pas l’épouser, à moins qu’elle n’ait touché les dix mille francs promis par le tailleur. Mais, sur ces entrefaites, sa maladie était venue, puis la cécité ; le tailleur et sa femme, pour éviter le procès, avaient disparu du pays et le cousin, avec la protection du député, s’était fait envoyer à Paris dans les chemins de fer. C’était le vide complet, effrayant, au double point de vue physique et moral autour de la pauvre enfant et ses parents ajoutèrent que, ne voulant plus parler, elle passait parfois de longues heures à pleurer.

Que faire ? Je voulais absolument l’interviewer ; mais comment lui faire savoir que j’étais là ? Elle reconnaissait ses parents au toucher, par leurs mains sur ses joues, mais moi ? Une idée subite me traversa l’esprit, je sautai dans le train sur Paris et allai acheter rue Montmartre, plusieurs jeux de grosses lettres en bois pour enseignes et revins à Mer par le premier train.

Ayant aligné mes lettres devant elle en les