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COCARDASSE ET PASSEPOIL

Pour une fois qu’il se sentait plus fort et plus audacieux que son maître, l’intendant n’avait garde de reculer. Lors de l’élaboration de son plan, il avait mis en œuvre toutes les ressources de son esprit machiavélique ; pesant le pour et le contre, distribuant les rôles d’avance, fixant les jours, presque les heures, et les lieux où l’on devrait agir ; maintenant il n’entendait pas que tout cela fût perdu. Il était donc décidé à tout oser, à braver même la colère de Gonzague pour l’obliger à suivre ses conseils.

Il se mit à arpenter la chambre, le dos baissé et en fit trois ou quatre fois le tour avant de revenir, sans en être prié, s’asseoir dans un fauteuil où, devant Gonzague debout, il se croisa les jambes.

Le prince ne lui ayant jamais permis pareille familiarité, c’était en quelque sorte une insolence, et en d’autre temps, ce sans-gêne lui eût valu une verte semonce.

Au contraire, cette belle assurance de sa part fut cause que Gonzague commença de prendre la chose au sérieux.

Le nom seul de Lagardère venait de fouetter sa propre audace. Ce qui, tout à l’heure, lui avait paru insensé et irréalisable prenait à présent dans son esprit une tournure toute différente.

— Crois-tu, demanda-t-il, que Gendry et les autres soient demeurés inactifs à Paris ?

Peyrolles eut un geste de dédain.

— Rien ne sert de lancer la meute, riposta-t-il, si le chasseur n’est pas là pour l’hallali. Gendry et la Baleine ne sont que des chiens tout au plus bons à aboyer aux jambes de la bête et à se faire découdre.

— Ils doivent tenir à gagner leur argent…

— Oui, à la condition de ne pas trop risquer leur peau. Ils sont prêts à frapper dans le dos, c’est vrai, mais si l’occasion ne s’en présente pas, ils ne la feront pas naître. Rien n’est bien fait, monseigneur, que ce qu’on fait soi-même ; vous le savez par expérience.

Peyrolles oubliait que bien souvent son maître et lui l’avaient trouvée cette occasion d’en finir avec le Bossu et qu’ils s’étaient pourtant gardés de la saisir. C’est belle chose que la jactance. L’intendant, qui n’avait jamais raisonné de la sorte devant le danger, pouvait jeter feu et flamme en ce moment : Lagardère n’était pas là pour l’entendre et pour lui donner la réplique.

Il se leva et se campa devant Gonzague dans une pose qu’on n’avait pas coutume de lui voir, lui dont l’échine était particulièrement arquée :

— Vous ne songez donc pas, s’écria-t-il, que Lagardère peut épouser Aurore de Nevers quand il lui plaira.

Philippe de Mantoue sursauta.

— Et qui nous prouve, reprit l’intendant, que cela ne soit déjà fait, tandis que nous perdons ici notre temps à vouloir forcer des portes qui ne s’ouvriront pas et derrière lesquelles nous ne trouverions, en tout cas, qu’un malheureux os à ronger ?

— Crois-tu que Lagardère a regagné Paris ?

— Qu’avait-il de mieux à faire, puisque nous lui laissions le champ libre ?

— Vive Dieu ! tu as raison, Peyrolles, et je m’étonne de n’avoir pas songé à tout cela. C’est que je cherchais ailleurs, et qu’à vouloir des combinaisons trop savantes on risque d’arriver trop tard au but… Comment ferons-nous pour ne pas être reconnus à Paris ?