Page:Paul Féval fils-Cocardasse et Passepoil, 1922.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
92
COCARDASSE ET PASSEPOIL

— Sûr ! appuya la vieille ; personne ne viendra vous y chercher. Et, si vous y êtes, c’est bien grâce à cette belle enfant ; sans elle vous auriez rendu l’âme au bord de l’égout où les rats vous mangeraient le nez à cette heure.

— L’égout ?… murmura Passepoil en promenant la main sur son front. Je ne me souviens plus… Ah ! si… cela me revient : Gendry, la Baleine… tous ces coquins…

— Ils n’auront pas votre peau, monsieur Passepoil.

Celui-ci se souleva brusquement et poussa un cri :

— Cocardasse !… où est Cocardasse ?

Mathurine baissa la tête et garda le silence.

— Les gredins l’ont tué, huila le Normand. Pauvre Cocardasse !… mon ami, mon frère !

— Allons, pas de bêtises, interrompit la vieille. Il a dû se tirer d’affaire tout seul et vous le retrouverez. Ce n’est pas le moment de vous lamenter, mais bien plutôt de remercier celle qui vous a tiré vous-même de ce mauvais pas. Dites-lui qu’elle vous raconte un peu cette histoire ; quant à moi, je m’en vais quérir de l’eau fraîche et un peu de pain. Je suis pauvre, c’est vous dire que la table ici sera modestement servie.

Elle se munit d’une cruche ébréchée — tous les ustensiles de son ménage marquaient un âge respectable et avaient reçu plus d’une blessure au cours de leur carrière — et s’en alla en faisant claquer ses sandales, laissant en tête à tête Passepoil et Mathurine.

Dès qu’elle se fût éloignée, la Normande dut commencer le récit de ce qui s’était passé.

Elle ne le fit pas sans omettre une bonne partie de ce qui était à sa louange.

Assise au bord du grabat, tenant la main du malade dans la sienne, elle contait naïvement, simplement, et sa voix chaude était un beaume délicieux pour le cœur de Passepoil.

Celui-ci, depuis quelques minutes, était redevenu l’amoureux d’autrefois, l’amoureux de toujours.

Sa passion nouvelle se décuplait encore de ce que celle qui en était l’objet avait spontanément risqué sa vie pour lui.

Cidalise, Jacinta, la Paillarde, toutes les femmes qu’il avait vues, connues, désirées ou aimées, dans le cours de son existence aventureuse, n’existaient plus pour lui.

Mathurine, assise à ses côtés, le berçant de douces paroles, dominait, effaçait toutes les autres.

Il plongeait avec ivresse son regard dans celui de la belle fille et pressait tendrement sa main dans les siennes.

— Vous avez fait cela pour moi ?… s’écria-t-il lorsqu’elle eut achevé son récit, pour le pauvre Passepoil que vous ne connaissiez pas, qui acceptait devant vous les cajoleries d’une autre ?… Oh ! Mathurine !… mon bras, mon épée, ma vie vous appartiennent !… Il n’y a que deux êtres au monde qui aient le droit de partager tout cela avec vous, c’est Lagardère et Cocar… Le nom de son inséparable ne put sortir en entier de son gosier contracté. Il venait de se rappeler soudain que le Gascon n’existait probablement plus.

— Mais non, se reprit-il en refoulant les larmes qui montaient à ses yeux, le pauvre ami a bu son dernier coup… et ce n’était pas du vin !… Qu’il a dû le trouver amer !… Vous, Mathurine, je ne vous oublierai jamais !…