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COCARDASSE ET PASSEPOIL

Après dix longues minutes de cet exercice, un visage de vieille femme, ridé et tanné, apparut derrière un contrevent entre-baillé tout juste ce qu’il était nécessaire.

Si, en ce temps-là, il était bon de se montrer prudent partout et de n’ouvrir sa porte qu’à bon escient, on pense que, dans les environs de la Grange-Batelière, il était indispensable de prendre de bien plus sérieuses précautions.

— Que voulez-vous ? demanda une voix rogue.

— Ouvrez, supplia Mathurine, c’est un blessé qui a besoin de secours.

— Encore quelque bandit !… Porte-le à la Pitié, ma belle !… C’est un peu loin d’ici, peut-être, mais si je récoltais tous ceux qui reçoivent des coups d’épée dans ces parages, il me faudrait tenir hôpital… Passe donc ton chemin, et grand merci de ton cadeau.

À la rudesse ironique de cette apostrophe, une autre que la Cauchoise n’eût pas osé insister. Mathurine insista, car ce n’était pas pour elle.

— Je vous en prie ?… murmura-t-elle en joignant les mains.

Peut-être avait-elle raison. Toujours est-il que la vieille femme ne referma pas son volet et grommela :

— Bon, bon, on connaît cela. D’habitude, il est vrai, ils se traînent ici tout seuls ; d’où vient que celui-là y arrive sur ton dos ?

— Ouvrez-moi d’abord et je vous expliquerai… Et puis, soyez tranquille, ma brave femme, je vous paierai vos peines.

Les yeux de la vieille étincelèrent.

— Ah !… si tu as de l’argent, pas besoin d’explications. Cependant fais m’en voir la couleur, car je me méfie des gens que je ne connais pas.

Mathurine avait en effet de l’argent, mais nous devons avouer qu’elle ne le devait en aucune façon aux libéralités de sa patronne de la Courtille, qui payait ses servantes en injures beaucoup plus qu’en numéraire.

Avant de quitter le Trou-Punais pour n’y plus jamais revenir, la brave fille avait pensé que l’argent de Passepoil ayant été gagné par la Paillarde au moyen de procédés plus ou moins délicats, il ne serait peut-être point malhonnête à elle de lui subtiliser louis et pistoles pour les restituer à leur légitime propriétaire.

Et comme elle était la probité même, elle s’était bien promis, faisant taire ses derniers scrupules, de faire participer tous les pauvres diables à cette aubaine, en échange de leurs prières pour les présents trépassés, si par malheur elle ne retrouvait que les cadavres de ceux-ci.

Armée de ces bonnes intentions, la conscience libre de tout reproche, elle avait donc vidé les poches de l’hôtelière et ne s’en repentait pas à cette heure.

Certes, elle n’eût pas hésité, en ce moment, à se dépouiller de toutes ses économies, quelques pauvres gros sous amassés à grand’peine depuis qu’elle était en service à l’auberge. Toutefois, ces sols réunis en tas ne devant former qu’une somme dérisoire, insuffisante pour apitoyer la vieille, sans balancer une seconde, elle emprunta un double écu à la masse sacrée de la restitution et le glissa dans la main parcheminée, aux doigts longs et croches qu’on lui tendait.

Grâce à ce talisman merveilleux que fut et que sera toujours l’argent, la porte s’ouvrit toute grande. La Normande se trouva en présence d’une sorte de mégère à la peau ratatinée qui n’avait pour tous vêtements, à cette heure matinale, qu’une chemise crasseuse et un jupon en loques.