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COCARDASSE ET PASSEPOIL

qu’en lui tous les ressorts étaient brisés ; sa tête roulait de droite et de gauche, comme si elle ne lui eût pas tenu aux épaules.

Certes, qui eût prédit à Passepoil, quelques heures auparavant, qu’il resterait insensible à un baiser de femme, l’eût bien surpris.

Pourtant ce fut le cas.

La Normande essaya de lui ouvrir les yeux avec ses lèvres ; elle alla même jusqu’à lui insuffler de l’air dans la bouche. C’était un touchant spectacle que celui de cette belle fille, rebelle jusque-là à la tendresse et à l’amour, concentrant toute son intelligence, toute son énergie à arracher à la mort un pauvre diable qu’elle n’avait vu que deux fois et qui avait à peine pris garde à elle.

Dans chaque femme, il y a un monstre ou une sœur de charité. Mathurine était cette dernière et, sans mobile précis, par dévouement spontané plutôt que par amour, — puisqu’elle ne se rendait pas compte encore du sentiment qu’elle éprouvait, — elle avait tout quitté, elle était prête à tout braver pour aller jusqu’au bout de sa tâche.

Hélas ! tous ses efforts pour ranimer le blessé semblaient vains ; elle en arrivait à regretter amèrement de n’avoir pas songé à apporter quelque cordial qui lui eût rendu ses esprits.

Pourtant, cette situation ne pouvait se prolonger indéfiniment ; sa présence auprès du prévôt restait en quelque sorte inutile, puisqu’elle ne parvenait à le soulager en rien.

Les gens de la campagne sont accoutumés à deviner l’heure par le plus ou moins de transparence de la nuit. L’épaisseur de l’obscurité indiquait donc à la Cauchoise que le petit jour ne commencerait à paraître que dans une bonne heure au plus tôt. Elle redoutait la fraîcheur du matin pour cet homme tremblant de fièvre et vêtu d’habits qui suintaient l’eau.

Là ne s’arrêtaient pas ses craintes.

Il pouvait se faire que Gendry revînt dès l’aube avec sa bande pour s’assurer que l’égout n’avait pas laissé échapper la proie qu’on lui avait confiée et pour constater de ses propres yeux que les deux maîtres n’étaient plus à craindre.

Elle en était là de ses réflexions quand, dans le lointain, pointa la flamme de plusieurs torches.

Un groupe d’hommes, venant de la ville se dirigeait vers l’égout.

Mathurine, il est vrai, avait vu les bandits se diriger d’un autre côté, mais rien ne prouvait qu’après avoir fait un long détour, ils ne fussent allés chercher le guet, pour éloigner d’eux tout soupçon. Il y avait tout à craindre de ces forbans de barrières, pour qui la ruse et le mensonge, sans compter la lâcheté, étaient les principaux moyens d’action.

La troupe qui s’avançait était trop éloignée encore pour qu’elle pût en supputer le nombre, non plus que pour reconnaître Cocardasse parmi elle.

Peut-être était-ce un secours d’autant plus opportun que sa lumière à elle menaçait de s’éteindre ?

Peut-être aussi était-ce la bande des malandrins ? Dans le doute, Mathurine jugea urgent de soustraire Passepoil aux yeux de ceux qui arrivaient.

Quant à Cocardasse, elle se rendait compte qu’elle ne pouvait plus rien tenter pour lui et regrettait vivement de ne pouvoir aussi lui être utile, en tant qu’ami de ce pauvre Passepoil.

Qui court deux lièvres à la fois risque trop de n’en atteindre aucun. La