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LA GRANGE-BATELIÈRE

des précautions inouïes, s’arrêter à chaque pas pour ne pas donner l’éveil aux bandits dont la voix et les éclats de rire parvenaient jusqu’à lui.

Ses oreilles ne cessaient pas de bourdonner et il était obligé de déployer une énergie surhumaine pour arriver à se maintenir debout.

Il sentait peu à peu ses forces l’abandonner et calculait le nombre de minutes qui le séparaient du salut ou de la mort.

— Si je tombe, songeait-il, c’en est fini de moi. Il me sera impossible de me relever, je resterai enseveli dans cette vase infecte.

« Ah !… pourquoi n’ai-je pas écouté Mathurine ?

La pensée que Cocardasse avait peut-être succombé, lui aussi, achevait de l’abattre.

Dans l’écroulement de ses forces, un cauchemar épouvantable lui montrait, étendu dans le cloaque, le cadavre du camarade de sa vie entière ; le pauvre Amable découragé fut bien près de dire un dernier adieu à l’amour, à Cidalise, à la Paillarde, à Mathurine, à toutes celles qui lui avaient été douces en ce bas monde.

Certes, l’amour passé lui donnait d’émotionnants regrets, mais sa tristesse venait bien davantage de la perte irréparable des possessions à venir, des lèvres qui auraient pu s’ouvrir, des baisers qu’il aurait pu donner et recevoir, et il ne songeait pas à la Camarde qui était là à le guetter, qui lui tendait ses joues caves, et le trou de ses yeux, qui ouvrait pour l’étreindre ses bras décharnés.

S’il eût pensé, il eût cessé d’espérer. Et l’espoir de joies nouvelles, non encore goûtées, le talonna, ranima son courage. L’amoureux Passepoil ne voulait pas mourir parce qu’il voulait encore aimer.

Quand il entendit là voix des bandits s’éloigner et s’éteindre, il tenta un dernier effort. Le mur cessait et la berge de terre permettait l’escalade. C’était le salut s’il en avait la force.

Le Normand s’accrocha des doigts au gazon, ses ongles s’enfonçaient dans la terre gluante. Il grimpa sur ses genoux, atteignit la moitié du talus et glissa ; s’il ne fût parvenu à se rattraper à une touffe d’herbe, il eût roulé sous l’eau pour toujours.

Enfin, il atteignit le sommet, à bout de souffle, prêt à rendre le dernier soupir.

Se relever, se traîner un peu plus loin, il n’y fallait pas songer, il ne l’essaya même pas.

Tout ce qu’il put faire fut de se coucher sur le côté, dans la mare d’eau qui ruisselait de ses habits et, quand il y fut, il ferma les yeux, perdit le sentiment.

À peu près vers le même moment, un peu avant le retour des malandrins au Trou-Punais, une ombre se glissa avec précaution hors de ce cabaret et prit le chemin qui conduisait de la Grange-Batelière à la porte de Richelieu.

Cette ombre était celle d’une femme, et nous eussions pu reconnaître sous la capuche qui recouvrait la tête, le visage ouvert et franc de la Cauchoise Mathurine.

Elle avançait avec précaution, éclairant sa marche avec une lanterne sourde qui projetait une faible lueur à deux pas à peine et, souvent, elle s’arrêtait pour écouter.

Un bruit de pas et de voix étant bientôt venu frapper son oreille, d’un mouvement, elle fit disparaître la lanterne sous sa jupe.