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COCARDASSE ET PASSEPOIL

bourrés jusqu’à la gueule et sous les corsages des poignards dont on savait se servir à l’occasion.

La patronne était une plantureuse Picarde, de stature gigantesque. Les moindres défauts de la dame étaient de loucher affreusement et de boiter de façon tout aussi disgracieuse. Cette dernière particularité lui venait d’avoir été, une belle nuit, jetée en bas d’un escalier par un adorateur qui n’avait pas le vin tendre.

N’eût été sa trogne rougie par de trop copieuses libations, elle eût pu passer encore pour une fort jolie femme, cela malgré ses quarante ans sonnés et les excès de tendresse auxquels elle s’était livrée et se livrait encore.

Elle était grande et bien faite ; vue de profil, elle pouvait faire envie à d’autres qu’à des coupeurs de bourses. C’était presque une insulte à la nature que dans ce beau corps de femme se fussent logées des passions qui lui avaient valu le sobriquet de la Paillarde.

Une demi-douzaine de filles, taillées sur le même modèle et possédant les mêmes vertus, rôdaient autour des tables, s’empêtraient les jupes aux fourreaux des rapières, accrochaient leurs savates aux éperons.

Elles étaient là pour achever de vider la poche à ceux dont la patronne ne voulait plus, ou même à ceux dont elle ne voulait pas, parce que le profit eût été trop mince ou que le jeu n’en valait pas la chandelle.

À part que pour avoir accès dans le cabaret d’en face, il fallait avoir fait ses preuves et posséder ses lettres de noblesse criminelle, la clientèle des deux bouges était à peu près la même. Là, les professionnels, les maîtres ès assassinat ; ici, le menu fretin, les débutants qui, pour ainsi parler, n’en étaient encore qu’à leur stage dans le vice et qui, avec quelques années de plus, quelques coups heureux, seraient dignes de passer sous la colichemarde rouillée.

La police n’avait jamais mis les pieds dans ces deux bouges. Du temps de M. d’Argenson, elle avait assez à faire dans l’intérieur de la ville pour ne pas se mêler de ce qui se passait au dehors et, quant au lieutenant général de police lui même, il était trop occupé de l’abbesse et des nonnes de la Madeleine de Trainel pour se soucier de celles du Trou-Punais, bien que, dans les deux endroits, on se livrât à peu près aux mêmes occupations.

Le lieutenant de police de Machault, venu ensuite, avait assez de besogne défaire fermer les tripots tenus par M. de Tresmes et par la princesse de Carignan que d’aller voir ce qui se passait à la courtille Coquenard.

Gauthier Gendry et la Baleine faisaient partie de l’honorable franc-maçonnerie de Crèvepanse.

Tous deux avaient été accueillis à bras ouverts par Blancrochet, qui les connaissait de longue date. Ils avaient, d’ailleurs, assez de canailleries sur la conscience pour qu’on ne pût refuser de les admettre dans une si honorable société.

Toutefois, Gendry s’était fait un scrupule de présenter ses jeunes acolytes, qui n’avaient pas encore gagné leurs éperons et n’eussent pu qu’invoquer les mérites de leurs pères. Or, il ne suffisait pas qu’ils fussent les fils à papa pour avoir leurs grandes et petites entrées au cabaret de Crèvepanse.

Gendry avait peut-être encore d’autres raisons de ne pas parler d’eux. Il n’aimait pas à raconter ses petites affaires à ceux qu’elles ne concernaient pas et se promettait bien de ne dire à personne pour le compte de qui il agis-