Page:Paul Féval fils-Cocardasse et Passepoil, 1922.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
77
LA GRANGE-BATELIÈRE

Ils étaient bien près de trouver un terrain de conciliation quand la Paillarde ouvrit un œil. Très surprise de se voir couchée ainsi sur le sol, elle se souleva sur un coude, puis brusquement, honteuse et colère, se mit debout en regardant autour d’elle d’un air ahuri.

Elle ne paraissait pas se rendre compte de ce qui se passait et considérait avec étonnement les deux jeunes gens qui feignaient maintenant de dormir sur la table.

Le jour pointait. De tous côtés, on entendant le chant des coqs.

L’hôtelière fit un effort pour rappeler ses souvenirs et se mit à secouer les dormeurs, lesquels parurent aussi stupéfaits qu’elle-même de se retrouver là.

— Que veut dire tout cela ? s’écria-t-elle. Quelle heure est-il ?… Où sont Cocardasse et Passepoil ?

Le regard de Pinto marqua une sorte d’effarement comique.

— C’est pardieu vrai, murmura-t-il en bâillant, où sont-ils ?

— J’ai la tête lourde, fit à son tour le Breton qui s’étirait. N’aurions-nous pas trop bu cette nuit ?… C’est la faute à ce satané lampeur… Holà ! maître Cocardasse !…

Il chercha autour de lui d’un air ahuri :

— Hé !… reprit-il, est-ce que nos bons amis nous auraient faussé compagnie ? Mais vous devez bien savoir où est Passepoil, vous, la belle ?

Cette comédie réussit à miracle. La Paillarde fut satisfaite que les jeunes gens ne l’eussent pas vue échouée sous la table, du moins pouvait-elle le croire, et comme elle avait sur ce point sa dignité, elle se félicita intérieurement de n’être pas blessée dans son amour-propre.

On pouvait l’accuser d’être débauchée et avare ; de ce premier titre elle se faisait gloire et ne se fâchait pas au sujet du second. Mais malheur à qui eût laissé à entendre devant elle qu’elle s’adonnait à l’ivrognerie.

Ce qui la mettait en rage pour le moment, c’était la disparition des prévôts. Sa colère redoubla quand elle s’aperçut que Mathurine n’était plus là. Alors, frappant la table, elle cria :

— Où est Mathurine ?

— Où est Mathurine ? reprirent en chœur les deux gredins.

Puis chacun à leur tour et comme se parlant entre eux :

— Elle est peut-être avec Cocardasse ?

— À moins que ce soit avec Passepoil ?

L’hôtelière ne fit qu’un bond jusqu’au réduit de la servante et le trouva vide. Elle réveilla tout le monde en donnant du poing dans les portes et l’auberge s’emplit de ses imprécations et de ses clameurs.

Yves de Jugan se frappa tout à coup le front, comme un ivrogne qui rassemble à grand’peine ses idées et qui vient d’avoir une lueur.

— Mathurine ?… bégaya-t-il à un moment où la Paillarde passait auprès de lui en se battant les flancs comme une lionne en cage. Mathurine ?… attendez donc…

— Parle donc, triple idiot !… Tu vois que le sang me bout…

— Oh ! oh !… pas de gros mots, la belle…

Il regarda vers la porte, pour s’assurer qu’il n’y avait aucun obstacle entre elle et lui, puis, saisissant la main de son compagnon pour l’entraîner derrière lui dès qu’il aurait achevé ce qu’il voulait dire, il s’écria :