Page:Paul Féval fils-Cocardasse et Passepoil, 1922.djvu/73

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
73
LA GRANGE-BATELIÈRE

être là. Ils avaient entendu jeter son nom et c’était un appel : avaient-ils le temps de démêler si c’était bien sa propre voix ?

Pourquoi, d’ailleurs, n’eût-ce pas été lui ? Ne les avait-il pas habitués à paraître quand on l’attendait le moins ?

Tout en courant comme des forcenés, ils échangeaient leurs impressions.

— Pécaïre !

— Le pitchoun il est de retour, disait le Gascon, eh donc ! nous allons rire.

— Je trouve très surprenant, ripostait cet observateur de Passepoil, que nous n’ayons pas encore rencontré de cadavres.

— Té !… on n’y voit pas à deux pas… Nous sautons par-dessus, mon bon.

De fait, ils volaient et les jeunes gens avaient peine à les suivre. Le terrain était si mauvais, la nuit si obscure que parfois l’un des hommes glissait, tombait dans une ornière, se relevait en jurant et reprenait sa course. Jugan et Pinto tenaient leur épée haute, prêts à frapper dans le dos.

On entendit encore une fois appeler à l’aide, d’une voix faible, à vingt pas à peine.

Un frisson courut le long des membres des prévôts :

— Nous voici, pitchoun !… Voici ton vieux Cocardasse et c’ta couquin d’Amable.

Ils allaient atteindre l’égout. Ils tremblèrent qu’on y eût jeté le comte avant qu’ils eussent eu le temps d’arriver.

Un mauvais pont de bois, sans parapets, servait à franchir le ruisseau nauséabond ; à l’entrée de cette passerelle s’élevait une sorte de guérite en planches établie au début pour servir de péage et devenue inutile. On l’apercevait maintenant, dressée dans la nuit comme une borne énorme.

Cocardasse et Passepoil n’avaient plus qu’un pas à faire pour l’atteindre. Leurs yeux fouillaient l’obscurité et, le cou tendu en avant, ils cherchaient à entrevoir des silhouettes.

Mais ils ne voyaient rien, n’entendaient pas le plus léger bruit, sinon le clapotis très vague de l’eau dans le canal infect.

Une seconde, à l’entrée du pont, ils ralentirent leur course et c’en fut assez.

Deux hommes, émergés de la cabane, se précipitèrent sur eux en avalanche. La lame d’une épée glissa sous le bras de Cocardasse, pendant qu’une autre traversait le pourpoint de Passepoil sans lui faire autre chose qu’une égratignure.

En même temps les prévôts recevaient chacun un coup de tête dans la poitrine, perdaient pied avant d’avoir eu le temps de se reconnaître et dégringolaient ensemble dans l’égout.

Une pluie de pierres s’abattit, à l’endroit où l’eau s’était refermée sur eux et, quand elle s’arrêta, des éclats de rire retentirent sur le pont.

— Tudieu ! ils n’en échapperont pas, cette fois, disait Gauthier Gendry. Leurs carcasses vont voguer dans l’égout avec les immondices et les charognes.

— En bonne compagnie, ricana Yves de Jugan.

— Es-tu sûr d’avoir touché le tien, la Baleine ?

— Mon épée a rencontré son homme et je viens de sentir du sang à la pointe.

— Je ne sais où la mienne a passé, reprit Gendry ; elle est entrée comme