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COCARDASSE ET PASSEPOIL

la physionomie d’une personne prise d’ivresse et Mathurine la considérait du coin de l’œil avec un étonnement mêlé de défiance.

Enfin la Paillarde n’eut plus la force de parler ; toute résistance étant devenue inutile, elle s’endormit sur la table dans le creux de ses bras.

Si l’on eût demandé à Yves de Jugan la raison du regard de triomphe qu’il échangea avec son acolyte, peut-être n’eût-il pas voulu la donner.

Or, il est nécessaire que le lecteur la connaisse, et la voici dans toute sa simplicité :

Pendant que Mathurine était descendue à la cave, que Cocardasse avait le nez dans son gobelet et que Passepoil se faisait cajoler par l’hôtelière, Jugan avait glissé dans le verre de celle-ci une sorte de pilule rosée à peine grosse comme un pois et qui s’était dissoute instantanément.

C’était Gauthier Gendry qui la lui avait remise. À cette époque où l’on avait souvent besoin d’endormir les gens pour un prétexte rarement honnête, il était dans certains quartiers des apothicaires clandestins qui faisaient commerce de ces petits bonbons sans danger pour la vie. Ils y gagnaient certes plus gros qu’à donner des clystères et n’avaient pas que des bandits pour clients. Ils étaient aussi visités par de fort jolies dames qui voulaient être bien sûres que leurs maris dormiraient alors qu’elles seraient ailleurs ; et, pour elles, le prix des pilules variait à l’infini selon la richesse de leur mise.

Gendry en avait eu quelques-unes à bon compte et sa première idée avait été de les utiliser pour les prévôts. Toutefois, il avait craint qu’elles n’eussent aucun effet sur Cocardasse, ce en quoi il avait peut-être eu raison.

— Continuons notre jeu, dit Pinto ; la belle se réveillera dans un instant. C’est autant de sols qu’elle ne nous gagnera pas.

— Peut-être que demoiselle Mathurine a soif, opina Jugan, et ce serait poli à nous de l’inviter à boire quelques rasades en notre compagnie.

— Coquin de sort ! Amable, cette idée elle aurait dû te venir. Il ne faut pas que le beau sexe ici présent il souffre…

— Non ! oh ! non, susurra Passepoil en risquant un coup d’œil langoureux du côté où se tenait la Cauchoise. Nous sommes ici pour nous amuser, amusons-nous. Viens un peu, belle enfant, car au rubis du vin je préfère cent fois celui de ta joue !

Maintenant que la Paillarde dormait à poings fermés, ce volcan de frère Amable pouvait risquer une déclaration à Mathurine, dont l’autre lui avait fait tout à l’heure un dangereux éloge. Aussi, depuis qu’il avait licence de la regarder en détail, commençait-il à la trouver de son goût, beaucoup mieux même que sa maîtresse.

Il ne la mettait pas encore cependant au niveau de Mlle  Cidalise, qui représentait pour lui le summum des grâces féminines. On ne compare pas une servante de cabaret à une beauté de l’Opéra, alors que celle-là sent l’oignon et que l’autre fleure le benjoin. N’empêche que si l’inflammable prévôt eût vu devant lui Mathurine en toilette de Cidalise, il eût sans doute été fort embarrassé de choisir.

La servante, de son côté, n’avait plus à se cacher pour regarder Passepoil. Un trait d’union mystérieux entre ces deux enfants de Normandie semblait maintenant se dessiner par-dessus le dos de la dormeuse. Le physique assez peu avantageux de l’amoureux falaisien exerçait sur