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COCARDASSE ET PASSEPOIL

Aussi y dormit-elle à poings fermés, ce qui ne l’empêcha pas, le lendemain, d’être debout avant tout le monde. Elle avait déjà rangé et balayé la salle quand les servantes se montrèrent, fripées et fanées dans le déballage de leur accoutrement matinal.

Le soir venu, grâce au travail auquel elle s’était livrée, personne ne songeait plus à lui en vouloir de son intrusion dans l’auberge.

Il n’y a rien de tel que de faire la besogne d’autrui pour en être bien venu.

Mathurine ne tarda pas cependant à s’apercevoir que le cabaret était singulièrement fréquenté. Il y venait des traîneurs de rapière que les servantes qualifiaient de gentilshommes et pour lesquels elles avaient des familiarités un peu exagérées. Le langage de tous ces gens n’était pas pour la rassurer, pas plus d’ailleurs que certaines entreprises à son endroit de la part de gaillards habitués à mener les affaires tambour battant.

Si elle rougissait d’un mot trop cru ou d’un geste canaille, on se mettait à rire en cœur et la Paillarde était forcée d’intervenir.

— Elle s’y fera, disait-elle. Donnez-lui le temps de s’apprivoiser et laissez-la tranquille. Pour ce qu’ils valent, elle a bien le temps de connaître les hommes.

De fait cette singulière commerçante n’était pas fâchée d’avoir à montrer chez elle une vertu authentique, qui, à l’occasion, pourrait servir d’appât. La rusée commère se promettait bien, d’ailleurs, de veiller à ce qu’on ne lui détériorât pas ce rare échantillon d’innocence perdu dans un bourbier.

La Paillarde érigée en gardienne vigilante de la vertu, c’était tout moins nouveau et plaisant !

Durant la seconde nuit que Mathurine passa au Trou-Punais, bien des choses la surprirent et la choquèrent, mais elle se résolut à fermer les yeux quand il le faudrait, et à se boucher les oreilles, se disant, qu’après tout, ses compagnes ne croyaient peut-être pas mal faire, la morale de Paris étant très certainement différente de celle du pays de Caux.

Peu à peu elle s’était habituée à ce genre de vie et travaillait comme un cheval de labour sans se laisser distraire de sa besogne.

Les autres pouvaient coqueter, se griser, se battre, mettre à coups de pied et à coup de poings les ivrognes dehors, la Cauchoise ne paraissait pas même s’en apercevoir et allait son train-train habituel, insensible aux flatteries comme aux injures, sachant même se faire respecter s’il en était besoin. Si bien que tous les soudards, spadassins et malandrins, habitués de l’endroit, avaient fini par en prendre leur parti et la considéraient comme un être à part égaré dans ce cloaque.

Les choses allaient ainsi depuis près de trois mois quand Cocardasse et Passepoil mirent pour la première fois les pieds au Trou-Punais.

Mathurine devina-t-elle que le brave Amable avait vu le jour au même pays, ou bien fût-elle frappée de ce qu’il paraissait plus doux et moins arrogant que les autres !… Toujours est-il qu’elle s’intéressa vaguement à lui, sans but précis et  malgré que le pauvre prévôt n’eût rien de bien tentateur.

Pourtant, qui sait ?… Peut-être avait-il le pouvoir d’animer les statues, de transmuer le fluide amoureux qui était en lui ? Peut-être sa perpétuelle incandescence était-elle assez puissante pour enflammer ce qui, jusque-là, n’avait pu même produire une étincelle ? On vit parfois des choses plus bizarres.