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COCARDASSE ET PASSEPOIL

Comment cette perle était-elle venue s’échouer dans un pareil bouge ? Elle n’en savait trop rien elle-même.

Partie de son pays, sans sou ni maille, elle avait pris le chemin de Paris, comme celui du seul endroit où elle pensait pouvoir se placer servante et gagner quelques sols. Son ambition se bornait à en ramasser assez pour retourner dans son village et trouver un épouseur.

C’était là ce qu’elle avait ruminé, dans son gros bon sens de paysanne point du tout vicieuse. On avouera que, pour ses débuts, elle était fort mal tombée.

La faute en avait bien été aux circonstances. Sur sa route, il ne lui avait pas été donné de manger à sa faim, ou bien ceux qui lui offraient de quoi se restaurer eussent exigé d’elle en échange ce qu’elle n’était pas disposée à leur donner.

Ce fut ainsi qu’un beau soir, exténuée de fatigue et l’estomac dans les talons, elle se trouva devant l’auberge du Trou-Punais, d’où s’échappait une alléchante odeur de soupe au chou et de chapon rôti.

Paris, avec ses remparts, ses tours et ses monuments, se profilait bien à un faible distance et, pour l’atteindre, il ne fallait plus qu’un effort. Cependant, tant elle était lasse et affamée, il ne lui était pas possible de faire un pas de plus.

Elle s’assit donc sur un talus, en face du cabaret, et attendit que quelqu’un voulut bien avoir pitié d’elle.

Ce quelqu’un se présenta sous la forme la plus inattendue, c’est-à-dire sous les traits de la Paillarde, qui ce soir-là se trouvait de fort bonne humeur.

— Hé !… qu’attends-tu là, ma belle ? lui demanda-t-elle en la voyant toute pâle, conséquence des tiraillements de son estomac vide.

— J’ai faim ! répondit la Normande.

— Est-ce possible ?… Tu n’as pas cependant l’air d’une mendiante.

— Je ne mendie pas, mais je n’ai plus d’argent et je crois bien que je vais mourir avant d’arriver à Paris.

— Que vas-tu faire à Paris ?

— Me mettre servante, si l’on veut de moi. Je suis forte et je ne boude pas à l’ouvrage peut-être que je trouverai à occuper mes deux bras.

L’hôtelière se mit à tourner autour d’elle l’examina sous toutes ses faces comme si elle eût acheté du bétail à la foire.

— Pardieu, oui, dit-elle ; tu es robuste et tu fais un beau brin de fille. Je suppose que tu gagnerais bien ta journée et mieux encore ta nuit. Quel âge as-tu ?

— Vingt ans à la Saint-Blaise.

— Tu les as fameusement employés, à ce que je vois… Dis-moi, cela ferait-il ton affaire de bien souper ce soir ?

Cette proposition était si extraordinaire que l’interpellée ne répondit pas ; elle se contenta de humer l’odeur des aliments qui venait de la guinguette et ce mouvement était plus éloquent que tous les discours.

— J’ai justement besoin d’une servante en ce moment, reprit l’hôtelière. Cela pourrait peut-être te plaire ?

— Oui-da, que cela me plairait et que je vous serais tout plein reconnaissante de me prendre à votre service.

— Tes gages ne seront pas bien forts. Quoique ça, je ne suis pas une ogresse et tu pourras les augmenter si tu n’es pas bête. Allons, viens, ma fille ; on va te donner à manger, je crois que c’est ce qui presse le plus.