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LA GRANGE-BATELIÈRE

la santé de Son Altesse. Va vite, mon pitchoun, et reviens plus vite encore.

Yves de Jugan demeura près d’un quart d’heure absent et s’en revint la mine confuse. Il prétendit que la bouteille avait été volée et que, bien mieux, on avait mis une grosse pierre à la place.

— Pourtant, dit Pinto, il n’y avait personne là quand nous l’avons si bien cachée.

— Personne, j’en suis certain, tempêta Jugan. Par le diable ; si jamais je trouve trace du voleur, je lui ferai une telle entaille à l’estomac qu’il lui faudra bien rendre le vin qu’il m’a bu.

Inutile de dire que cette histoire de bouteille dérobée était fausse d’un bout à l’autre. Yves de Jugan s’était tout simplement rendu derrière le cabaret de Crèvepanse pour s’y entretenir avec Gauthier Gendry.

— Ils sont là, lui avait-il dit, mais ils ne paraissent pas disposés le moins du monde à quitter la place avant le lever du jour.

— Corbleu ? cela ne fait pas notre affaire, s’était écrié l’ex-sergent. Trouve un moyen pour les faire jeter dehors vers les deux heures du matin.

— Je ne crois pas la chose possible. La Paillarde a des vues sur Passepoil et ne le lâchera pas avant demain. Une querelle n’aurait d’autre résultat que de nous obliger à dégainer dans la salle même, où nous ne serions pas les plus forts, car les femmes se tourneraient contre nous.

— Tu ne vois pas d’autre moyen ?

— Aucun.

— J’aviserai de mon côté. Retourne là-bas et toi et Pinto, tenez-vous sur vos gardes. Il faut que nous ayons ce soir la peau des deux prévôts.

Yves de Jugan s’était hâté de regagner le Trou Punais, trop hâté même, car dans sa précipitation il n’avait pas remarqué que quelqu’un qui avait sans doute surpris son colloque avec Gendry s’était attaché à ses pas.


XI

MATHURINE


Parmi les viragos chargées de tous genres de services à l’auberge du Trou-Punais se trouvait depuis peu une jeune et plantureuse fille du pays de Caux, qu’on eût crue détachée d’un tableau de Rubens, à en juger par les copieux appas dont elle était dotée, sa chair ferme, ses joues roses et ses lèvres rouges.

Belle, elle l’était, sans qu’on pût le nier ; grande, bien faite, les traits réguliers, la chevelure blonde, abondante et soyeuse et les yeux bleus, limpides et très doux, elle était d’un aspect fort agréable.

Non point que ce fût un morceau de roi, ni qu’elle eût la finesse des marquises de l’époque, qui portaient des corsets dans lesquels n’entreraient pas, de nos jours, des fillettes de quatorze ans, mais elle avait sa beauté à elle, une beauté de Normande robuste et saine, capable de résister à tous les assauts.