Page:Paul Féval fils-Cocardasse et Passepoil, 1922.djvu/50

Cette page a été validée par deux contributeurs.
50
COCARDASSE ET PASSEPOIL

De même que celui-ci avait plus soif encore lorsqu’il venait de boire, ainsi Passeport était plus amoureux quand il venait d’aimer.

Tous deux se pourléchaient d’avance, l’un à la pensée des brocs qu’il allait vider, l’autre en songeant aux appas de la Paillarde ; quant à faire la différence entre ce qu’ils avaient savouré la nuit précédente : les vins les plus généreux et les femmes les plus choyées de Paris, et ce qui les attendait ce soir-là : clairet de Vauvert ou d’ailleurs et filles d’auberge, cela leur importait fort peu. On eût pu carrément leur appliquer le vers fameux, s’il eût été composé à cette époque :

Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse !

Une chose pourtant les laissait perplexes : ils se demandaient quelle réception leur serait réservée par la Paillarde. Le Normand était particulièrement soucieux à ce sujet.

Il n’oubliait pas qu’elle lui avait pour ainsi dire intimé l’ordre de revenir le lendemain et qu’elle était femme à faire respecter ses volontés. Aussi tremblait-il d’avance en songeant au regard oblique qui allait peser sur lui, d’autant plus qu’il ne trouvait dans sa cervelle aucun moyen d’apaiser le courroux de la redoutable matrone.

Il s’en ouvrit à Cocardasse, qui poussa un éclat de rire :

— As pas pur ! ma caillou !… s’écria celui-ci. Mets seulement quelques écus blancs dans ton gousset et la belle elle sera douce comme un agneau… Tu me fais pitié, mon petit prévôt, de ne pas savoir que l’homme il se mate avec de l’acier et la femme avec de l’argent.

— Tu as toujours raison, Cocardasse. Mais n’es-tu pas d’avis que nous allions dormir une heure ou deux, car il pourrait bien se faire qu’on ne dorme guère encore la nuit prochaine ?

— À ton aise, mon bon. Quant à moi, j’aime mieux boire une bouteille avec l’ami Berrichon, à la santé de sa respectable grand’mère.

— Non, non s’écria Françoise, allez-vous-en de ma cuisine, maître Cocardasse. C’est bien assez déjà d’enseigner à mon petiot à tuer son prochain, sans en faire encore un ivrogne et un coureur de filles.

— Pécaïre !… bonne dame, l’homme il est fait pour se battre, pour boire et pour aimer !… Passepoil et moi, nous en sommes la meilleure preuve : je bois, il aime, et nous nous battons tous les deux… Cornébiou ! nous ne nous ne portons pas plus mal pour ça et votre enfantelet il fera de même.

— À son âge, murmura le tendre Amable, j’avais déjà séduit…

Il s’arrêta tout net, Françoise Berrichon lui ayant jeté son torchon à la figure pour le faire taire. Après quoi, elle les poussa tous deux dehors par les épaules.

Tout le jour, ils furent comme des âmes en peine, attendant avec impatience que le soir vînt.

Toutefois, on les eût bien surpris en leur disant que, — contrairement à l’opinion du Gascon, — les demoiselles de l’Opéra ne leur étaient redevables en rien. Car non seulement elles les avaient comblés de leurs faveurs parce qu’ils les avaient tirées d’un mauvais pas, mais surtout elles les avaient sauvés eux-mêmes d’un guet-apens où ils eussent fort bien pu laisser leur peau.

C’est ainsi que, souvent, tel qui croit avoir accompli un bienfait est le premier à en bénéficier. Dans la balance de la destinée, la vertu de ces dames et la carcasse, des prévôts avait pesé même poids.