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LA GRANGE-BATELIÈRE

— Hélas !… on n’a pas deux fois une pareille chance dans sa vie !… Mais quelle heure est-il, Cocardasse ?

— Vivadiou !… je pense qu’il est très tard ou très bonne heure, car je ne vois plus d’étoiles.

— Je te crois, nous les avons toutes laissées là-bas.

Frère Amable poussa un grand soupir où passait tout le regret des félicités disparues. Dans toute son existence d’amoureux perpétuel, il ne s’était jamais senti si complètement heureux, au point qu’il se demandait s’il ne sortait pas d’un rêve.

Cocardasse et lui étaient encore sous le coup d’une demi-griserie qui n’avait pourtant pas les mêmes causes. Chez le Gascon, l’ivresse du vin dominait celle des sens ; le tendre Normand, au contraire, n’avait bu que le philtre d’amour. À chacun sa façon de goûter les bonnes choses.

Pour le Gascon, le nectar était en flacon ; pour le Normand, les lèvres de femme distillaient un miel supérieur à celui de l’Hymette.

Devant la porte de l’hôtel de Nevers, ils revinrent à eux.

— Que va dire le marquis ? insinua Passepoil.

— Pécaïré ! Il vaudrait mieux demander ce que nous allons lui dire.

Ils n’y avaient pas encore songé et s’il leur avait été difficile de trouver un prétexte pour obtenir leur permission, il allait leur être plus difficile encore de dire ce qu’ils en avaient fait.

Le jour était venu. Ils n’avaient pas le temps de se concerter. De tous côtés, les bourgeois ouvraient leurs volets, les marchands leurs boutiques et la rue commençait à s’animer, tandis qu’ils étaient là, plantés tous deux comme das écoliers qui n’osent pas rentrer.

La porte de l’hôtel s’entre-bâilla devant eux et le visage de Laho apparut. Le Basque se préparait même à interroger l’horizon lorsqu’il les aperçut :

— Hé !… s’écria-t-il, d’où venez-vous donc, les camarades ? M. de Chaverny vous réclame depuis une heure et se tourmente à votre sujet.

— Cornebiou !… fit Cocardasse à voix basse en se tournant vers son prévôt ; le tourmentais-tu de lui, petit ?…

— Oh ! que non !

— Ni moi, hé donc !

— Il vous attend, reprit Laho qui n’avait rien entendu de ce colloque, et j’ai l’ordre de vous conduire auprès de lui dès votre retour. Venez.

Les prévôts, quelque peu inquiets, se grattèrent tous deux l’oreille mais sans y trouver la réponse aux questions qui allaient leur être posées.

Le marquis était encore au lit, car il avait élu domicile à l’hôtel de Nevers pendant tout le temps que Lagardère devait être absent. Dès qu’il aperçut les deux hommes, il se souleva sur un coude.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il, je suis aise de vous voir, mes maîtres. J’ai fait toutes sortes de mauvais rêves à votre endroit et j’avais hâte que le jour vînt pour savoir s’il ne vous était rien arrivé de fâcheux.

— Eh ! capédédiou !… c’est bien tout le contraire, s’exclama Cocardasse.

— Ah bah !… Qu’avez-vous donc fait de votre nuit, car je m’aperçois que vous l’avez passée complète ?

Les deux hommes se regardèrent sans rien répondre.

— Eh bien !… avez-vous vu l’ennemi ?

— Oh ! que non, fit le sensible et peu bavard Passepoil.