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LA GRANGE-BATELIÈRE

— Un seul, ventre de biche ! murmura frère Passepoil sortant du mutisme qu’il avait gardé jusque-là.

— Ah !… et qui cela ?…

— Lagardère ! dirent ensemble les deux amis ; notre Petit Parisien ! Se trouver au bout de son épée, c’est autant dire un passeport pour l’autre monde.

De ce jour, Berrichon cultiva la pointe et la contrepointe avec tant d’ardeur qu’il en perdait le boire et le manger. Le moment ne tarderait pas à venir où il pourrait déjà se défendre contre des ferrailleurs ordinaires.

Le grand dadais de la rue du Chantre avait singulièrement changé d’allure en quelques semaines, bien qu’il n’en eût guère plus de plomb dans la cervelle. Mais il affectait des airs de hardiesse qui frisaient presque l’impertinence et mal venu eût été celui qui eût marché sur le pied de l’élève de Cocardasse junior.

Celui-ci, en effet, n’avait pas été sans lui communiquer quelques-unes de ses façons de matamore, ce qui avait le don de déplaire souverainement à dame Françoise.

— J’aimerais mieux autre chose que de te voir devenir un spadassin, lui dit-elle un jour. Cependant, cela vaut mieux pour le moment que de te voir rôder les rues comme tu le faisais…

— Je ne sors plus, fit Jean-Marie ; je ne sortirai pas tant que…

Il s’arrêta net et la bonne femme devina quelque énormité qu’il n’osait pas lâcher.

— Tant que quoi ? demanda-t-elle.

— Oh ! si tu étais bien gentille, maman Françoise…

— Qu’est-ce qu’il faudrait faire ?…

— Quelque chose que je n’ose pas te dire, que je n’ose pas demander à Mlle  Aurore…

— Alors, c’est une bêtise…

— Dis pas cela, grand’mère.

— Alors, parle nigaud…

— Il faudrait demander pour moi à M. de Lagardère…

— Ne pourrais-tu dire M. le comte ?

— Il faudrait demander pour moi à M. le comte… répéta fidèlement Berrichon.

— Pourquoi ne pas faire ta commission toi-même ?…

— Jamais de la vie ; il me refuserait…

— Eh bien, et à moi ?… Et puis, assez de toutes ces histoires… Assieds-toi là et aide-moi à éplucher mes légumes.

Berrichon, un futur prévôt, l’élève de Cocardasse et de Passepoil, éplucher des légumes !… Allons donc !

Jean-Marie fit un geste de dédain et sa grand’mère lui ayant tendu un chapelet d’oignons, il le lança dans un coin avec mépris :

— Quand on a l’honneur de manier une épée, dit-il d’un ton superbe, on ne s’abaisse pas à de pareilles besognes.

— Hein, quoi ?… s’écria la vieille stupéfaite. Eh bien, moi, petiot, j’ai l’honneur de manier un balai, et, foi de Françoise Berrichon, je t’en casserai le manche sur le dos si, d’ici un quart d’heure, tu n’as pas épluché mes oignons.