Page:Paul Féval fils-Cocardasse et Passepoil, 1922.djvu/29

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
29
LA GRANGE-BATELIÈRE

Dès le lever du soleil, toute la rue du Chantre était en émoi et jamais on n’y fut si matinal.

De porte à porte, on s’adressait des bonjours pleins de mystère ; chacun cherchait à lire sur le visage de son voisin pour savoir si celui-ci était aussi bien informé.

Une demi-heure après, on se posait des questions :

— Dis donc, maît’ Balahault, tu connais la nouvelle ?

— Quelle nouvelle donc ?…

— Fais donc pas l’ignorant, l’ami ; ta femme t’en a pour sûr conté un brin sous les draps.

— Ah ! oui… Pour ce qui est du bossu et de la femme en or… Faudrait voir si ça serait pas des histoires de bavardes.

Voilà pour le côté des hommes.

De celui des femmes, c’était bien autre chanson.

— Paraît qu’il y a eu des sacrilèges, glapissait une vieille ravaudeuse qu’on tenait pour quelque peu apparentée au diable, elle aussi.

Les commères qui, depuis la veille, rêvaient cheveux roussis et feuilles sèches, sortirent toutes sur le pas de leur porte à cette aventure de la ravaudeuse. Elles étaient en bonne fortune de cancans.

— Dites voir ? fit la Guichard intéressée.

— Le nez de la demoiselle, à ce qu’on dit, était fait avec l’or d’un ciboire volé à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés.

— C’est vrai, glissa une autre surenchérissant ; et ses yeux avec les pierreries d’un calice de Saint-Médard.

— On a regardé par la chatière, appuya une troisième. La cave de la maison du bossu est pleine d’ossements chrétiens.

— Jamais on ne saura tous les crimes qui ont été commis là-dedans.

— C’était des ossements d’enfants ; on prétend qu’on y célébrait la messe noire.

Les chuchotements et les exclamations s’entremêlèrent alors de grands signes de croix et les groupes, grossissant sans cesse, étaient devenus de vrais rassemblements ; ce qui n’empêchait pas tout le monde de se tenir à distance de la maison maudite et de la montrer du doigt du plus loin possible.

Une telle animation était si inaccoutumée dans la rue du Chantre que le guet s’en émut.

Un sergent en demanda la cause et ce fut précisément à la Guichard qu’il s’adressa.

Les petits yeux gris de la mégère papillotèrent de plaisir. Elle allait faire voir à ce garnement de Berrichon de quel bois elle se chauffait quand on manquait aux égards qui lui étaient dus.

Avant de répondre, elle toussota, cracha, s’essuya le nez du revers de sa manche, et sûre de ne pas manquer de salive, elle se mit à débiter tout au long la fameuse histoire, augmentée et corrigée à son gré. Tout ce qu’elle venait d’entendre y passa : les sacrilèges, les assassinats, la messe noire, et, de sa voix de casse-noix, elle en ajouta encore, si bien que, parmi le cercle formé autour d’elle, courait un frisson de colère et d’horreur.

Mais qui veut trop prouver ne prouve rien. Elle en dit tant et tant que le sergent demeurait incrédule ; il n’admettait pas que de pareilles atrocités pussent se commettre à Paris, au nez de la police qu’il représentait.