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COCARDASSE ET PASSEPOIL

homme sans ancêtres et sans parchemins, moi le Petit Parisien, presque l’enfant du hasard. Il m’a appelé son frère, mais c’est en souvenir de ton père, Philippe de Lorraine, duc de Nevers, c’est pour honorer la mémoire de cette loyale victime que le roi, le duc d’Orléans, les princes et les princesses du sang, les ministres, les cardinaux et les maréchaux de France, tous les grands et la plus haute noblesse du royaume te feront cortège, s’inclineront devant ton front pur et ta robe blanche… Et moi, chère enfant, je ne verrai que toi, parce qu’il n’existe pour moi rien au monde que toi… et Dieu !

Il la prit dans ses bras, la pressa contre sa poitrine et dans une muette extase ils oublièrent tout le passé de luttes et de souffrances.

Une question pourtant venait aux lèvres de Mlle  de Nevers. Elle n’eut pas besoin de la formuler.

— Oui !… fit-il, sois sans crainte, ma douce Aurore… L’heure est proche ; mon serment sera tenu !

De son côté, Chaverny s’était mis à la recherche de Flor, qu’il avait fini par rejoindre dans le parc, et s’il n’avait pas eu à achever d’écrire une phrase des Mémoires de sa fiancée, c’est que l’ex-gitana, positive avant tout, se fût bien gardée de confier à du papier les secrets de son cœur…

Qu’il y avait loin du petit marquis frivole et endiablé de jadis à celui d’aujourd’hui !… À l’école de Lagardère, ce maître unique, il avait appris à devenir un homme chevaleresque, plus sévère à lui-même qu’aux autres. Dans les beaux yeux noirs de doña Gruz, l’amie d’Henri, la sœur d’Aurore de Nevers, il avait lu le secret d’un bonheur qu’il n’eût jamais trouvé à la remorque de Gonzague. De s’être fourvoyé aux côtés du crime, il était devenu plus loyal ; d’avoir trempé dans la boue, il avait compris que rien ne vaut l’eau pure.

Le marquis de Chaverny n’était plus un de ces roués batailleurs, bruyants et inutiles, dont fourmilla la Régence. Gentilhomme à la conscience nette, au bras solide, au jugement plein de droiture, il avait si bien mis de côté son orgueil de petit maître qu’il disait à qui voulait l’entendre :

— Le comte de Lagardère m’a arrêté au bord de l’ornière ; mon plus beau titre de gloire est d’être son ami.

Doña Cruz, la petite bohémienne ramassée jadis par Henri sur les chemins d’Espagne et devenue presque une autre fille de Nevers, était, s’il est possible, encore plus fière du changement survenu dans le caractère de son marquis.

Lagardère avait entraîné Aurore au jardin. Il craignait qu’une trop forte joie lui fût nuisible après tant de mélancolie et voulait la distraire. Bientôt les deux couples se rencontrèrent. Les jeunes filles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, en proie à une émotion si vive qu’elles ne trouvaient pas autre chose à se dire que de répéter leurs noms. Toute leur joie intérieure se traduisait ainsi, par le rapprochement de leurs deux têtes également adorables, le contact de leurs poitrines dans lesquelles leurs deux cœurs battaient à l’unisson.

Elles fussent restées longtemps ainsi enlacées si le comte et le marquis ne les eussent arrachées à leurs transports.

— D’autres que nous, dit Henri, ont le droit de s’associer à notre bonheur et ils attendent. Ne soyons pas égoïstes. Allons donner à Mme  de Nevers la bonne nouvelle de la double union qui sera exécutée ce soir, avec l’agrément du roi.