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COCARDASSE ET PASSEPOIL


V

LIT DE JUSTICE


Dès midi, les abords des Tuileries étaient interdits à tout ce qui n’était pas carrosses dorés, chaises à porteurs et autres véhicules de ce genre.

Le bon peuple de Paris n’avait garde de se plaindre des détours auxquels on l’obligeait, presque toutes les rues étant barrées par des cordons de troupes.

Il était enchanté d’avoir changé de maître et de posséder un roi tout neuf, gracieux, affable, et un peu timide, disait-on.

Capricieux et toujours disposé à se distraire à peu de frais, quand faire se pouvait, c’était aussi pour lui une occasion unique d’avoir la parade galonnée de la noblesse : les plus grands seigneurs de la Cour, en habits d’apparat ; les cardinaux pourprés ; les évêques et archevêques en robes violettes, — non point pour cela plus modestes ; — les maréchaux et mestres de camp ; les ministres, le garde des sceaux, les princes de sang royal : l’Université, les pairs de France, le Parlement, les conseillers d’État, les chevaliers de l’Ordre, les mousquetaires du roi, tout cela, pêle-mêle, se hâtant, se glissant, échangeant des saluts protecteurs, hautains ou obséquieux, suivant le rang et la fortune, et s’engouffrant par les portes trop étroites des Tuileries.

Le roi Louis Quinzième tenait lit de justice et sa majorité, qui en fait datait de quelques jours, allait être proclamée, urbi et orbi, devant l’élite de la noblesse française et les pouvoirs constitués en présence des ambassadeurs permanents des autres nations.

Sa Majesté était assise sur un trône élevé, surmonté d’un dais de velours bleu fleurdelisé. Elle avait à sa droite S. A. R. le Régent, le duc de Bourbon, le duc du Maine, le comte de Toulouse, tous les princes du sang, en un mot, suivant leur ordre de préséance ; à sa gauche, le grand chancelier, les ministres, S. Em. le cardinal Fleury, — Dubois était absent, — et les grands dignitaires du royaume. Partout ailleurs, sur des gradins plus ou moins élevés, chacun était placé suivant sa charge et son rang.

Cela ne ressemblait en rien aux lits de justice tenus par saint Louis sous le chêne de Vincennes, et dans toute l’assistance, il eût peut-être été difficile de trouver l’ombre même d’un bon sire de Joinville. Mais chaque chose a son temps et ce qui brille le plus n’est pas toujours ce qu’il y a de meilleur. Quand l’histoire juge, elle ne s’arrête pas au clinquant et va chercher le diamant à travers sa gangue. Louis XV, Fleury et bien d’autres y font piètre figure à côté de saint Louis et de Joinville.

Ce jour-là, on ne songeait guère aux temps lointains des Croisades et du chêne de Vincennes ; les dames, auxquelles on avait réservé un vaste espace dans le pourtour, trouvaient à Sa Majesté fort bon air, la peau fine, l’ovale du visage régulier, le profil charmant.

Mais on était là pour des choses sérieuses, ou prétendues telles.

Le chancelier ouvrit la séance par un long discours dans lequel les lois