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LE SERMENT DE LAGARDÈRE

Dans les ruelles des hommes plus qu’ailleurs, on y médisait d’elle ; elle vint à bout de les faire disparaître et, sous la régence de Philippe d’Orléans, il n’en restait plus qu’une : celle du Régent lui-même.

Elle était réputée à juste titre, tant pour ce qu’on y disait qu’en raison de son agencement intérieur.

Un immense paravent, tiré entre la porte et la cheminée, formait comme une petite chambre dans la grande. Les colonnes dorées de l’alcôve soutenaient une sorte de dais orné d’allégories, peintes par Lancret et par Watteau, sur l’Amour, le Sommeil, le Rêve.

À l’entour, dans une pose souvent familière, interdite en tout autre lieu devant Son Altesse, les seigneurs prenaient place dans des fauteuils, tandis que des chaises et des placets, — sorte de tabourets bas et larges, — disposés devant l’alcôve et en avant des colonnes, étaient réservés aux magistrats, hommes de lettres et ecclésiastiques.

Lagardère et Chaverny y furent introduits par une porte secrète et le prince leur tendit la main à tous deux :

— Bonne nouvelle, messieurs, leur dit-il. Sa Majesté et moi avons décidé hier soir de vous marier aujourd’hui même.

Puis ayant joui un instant de la stupéfaction peinte sur leur visage, il reprit :

— Les motifs vous en échappent ; je vais vous les dire. Cet après-midi doit avoir lieu aux Tuileries le lit de justice tenu par Sa Majesté pour la reconnaissance de sa majorité… Vous n’y serez pas, car vous aurez mieux à faire, mais toute l’élite du royaume doit y assister. Commencez-vous à comprendre, monsieur de Lagardère ?

— Peut-être, Monseigneur, répondit Henri ; mais je crains fort de me tromper…

— Ce en quoi vous avez grand tort, car au sortir des Tuileries Sa Majesté Louis XV et tous ceux qui seront avec elle s’en iront assister aux mariages du comte de Lagardère et du marquis de Chaverny. Soyez prêts à six heures, messieurs, nous irons vous rejoindre à Saint-Magloire.

La coutume n’était pas de se marier à cette heure ; mais le roi le voulait ainsi, les deux principaux intéressés ne songeaient guère à discuter ses raisons.

— À propos, marquis, s’écria le duc d’Orléans en riant, ne sais-tu pas que tu viens de l’échapper belle ?… Je te donne en cent à deviner qui avait sollicité du roi la faveur de bénir ton mariage ?… Elle était accordée et peut-être n’eussé-je rien pu y faire…

Le ton gouailleur de Philippe mit aussitôt Chaverny sur la voie :

— Tous les prêtres sont bons, répondit-il, car ils sont les représentants de Dieu. Je n’en connais qu’un, indigne même de représenter le diable, car celui-ci n’en voudrait point : c’est le cardinal Dubois…

— Et je parle de lui, marquis.

— Grand merci, Monseigneur !… Votre Altesse n’aurait donc pas le moyen de l’envoyer passer deux ou trois jours à la Bastille ?…

— Peste !… tu n’es pas pour les demi-mesures… Mais, rassure-toi, marquis, Dubois est malade et fort empêché de te jouer ce tour.

— Alors que béni soit son mal, Monseigneur.

— Messieurs, conclut Philippe d’Orléans, c’est là tout ce que j’avais à vous dire en attendant ce soir.