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COCARDASSE ET PASSEPOIL

puisque d’un côté il y avait relâche au théâtre ; que, d’autre part, Cocardasse et Passepoil n’avaient jamais eu l’intention de s’y rendre, et qu’enfin rien ne semblait devoir être commun entre les prêtresses de Terpsichore et les deux sacripants convertis. Or, il n’y a que les montagnes pour ne pas se rencontrer, tandis que les prévôts et les demoiselles qui courent la prétantaine risquent toujours de se trouver quelque part nez à nez.

Nous avons dit que la noblesse ne se hasardait guère du côté de la Grange-Batelière. La bourgeoisie s’y rendait moins encore, et ceux-là seulement qui aiment la fête à grand fracas, le rire et la chanson, le vin et les belles, ceux-là y allaient faire une fête que rien ne gênait ; encore avaient-ils soin d’en revenir avant le coucher du soleil.

Toutefois, il est des têtes folles qui vont se fourrer dans les pires aventures avec une insouciance vraiment sans égale. C’était là déjà un point commun entre les deux prévôts et ces demoiselles de l’Opéra.

En ce qui touche ces dernières, le brusque départ du prince de Gonzague et de ses roués et les circonstances dans lesquelles il avait eu lieu avaient jeté le désarroi dans leurs rangs.

Mlle  Fleury avait perdu en Philippe de Mantoue un protecteur puissant et riche ; la Nivelle ne pouvait plus bafouer le gros Oriol ; Cidalise, la Desbois, la Duplant, Dorbigny et les autres regrettaient les soupers et les orgies de jadis.

Leurs liaisons avaient sombré en même temps que les actions de Law, dont elles avaient fait si ample provision dans le gousset de leurs adorateurs. Comme elles s’étaient plus ou moins données, mieux vaudrait dire vendues, pour ces fameuses actions qui ne valaient plus un sol, elles gardaient rancune à ceux de qui elles les tenaient de la banqueroute de leur papier, tout comme de la banqueroute de leur amour.

De là, elles en étaient arrivées à mépriser tous les hommes, et jamais on ne vit tant de vertu à l’Opéra. Pour en triompher, il eût fallu des monceaux d’or, et l’or était devenu un mythe.

La privation de ce rare métal ne laissait pas que d’accroître leur dépit, tandis qu’il leur était à peu près indifférent d’être privées d’amour.

Elles n’en tenaient pas moins les soupirants à l’écart, en raison de leur escarcelle trop plate, et se contentaient de se distraire entre elles en attendant des jours meilleurs.

Au lieu des tapageuses parties de campagne à Versailles, aux Vaux-de-Cernay ou à Chelles, en compagnie de soupirants riches et titrés qui jetaient l’argent à poignées, il fallait se borner, entre femmes, à de modestes pique-niques dont le théâtre était le plus souvent la banlieue.

Nivelle en était l’ordonnatrice, et l’ex-fille du Mississipi, après avoir personnifié le grand fleuve, n’avait pas dédaigné ce matin-là de mener ses camarades sur les bords fangeux de l’égout de Montmartre.

— Avec un peu d’illusion, avait-elle dit, on pourra s’y méprendre et rien ne nous empêchera de considérer les moutards qui grouillent dans les flaques d’eau comme d’authentiques sauvages.

Deux carrosses de louage avaient donc amené toute la bande déjeuner à la Grange. De là on avait rayonné aux environs, faisant irruption dans les guinguettes, y semant des éclats de rire et des mots quelque peu lestes. Quand vint le soir, la grasse et ronde Cidalise se trouvait même plus