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COCARDASSE ET PASSEPOIL

pays des épouses grosses et grasses, ils n’eussent point trouvé déplaisant de les oublier quelque peu auprès de ces Parisiennes charmantes et peu farouches.

Nous avons dit quel était l’aimant qui attirait Nivelle. Sans en avoir l’air, elle se glissa peu à peu du côté des étrangers, de façon à se trouver bientôt entre les deux groupes. La plus petite circonstance pouvait l’amener à engager la conversation avec eux.

Peyrolles la voyait venir, très disposé à entrer dans ses vues, bien que pour un motif tout différent. Il était à prévoir qu’on ne tarderait pas à prendre contact.

Cependant l’occasion ne naissait pas assez vite au gré de la Nivelle, alors, se payant d’audace, elle résolut de la faire naître en employant un de ces cent moyens qui sont connus de toutes les femmes.

Bavardant à tort et à travers, sans s’adresser à personne, elle éprouva bientôt le besoin de soutenir par de grands gestes son opinion que nul ne contrariait, et comme un éventail de nacre s’agitait au bout de son bras, il ne lui fallut pas longtemps pour renverser maladroitement le verre de M. de Peyrolles.

Elle s’excusa ; Peyrolles affirma qu’il était ravi de ce petit accident qui lui permettait de présenter ses hommages à l’une des plus jolies femmes de Paris. Et l’actrice, bien disposée, prenant ce petit compliment pour une invitation en règle passa sans éclat dans le camp voisin. Il y avait d’ailleurs si peu à faire pour cela qu’il suffit de déplacer son tabouret de quelques pouces.

— Hé ! hé ! Nivelle, exclama la Fleury remarquant son manège, songe un peu que pour conclure des traités avec l’étranger, il faut au moins l’assentiment de Son Altesse Royale. »

— Son Altesse les ratifiera, mademoiselle, soyez-en sûr, répliqua Peyrolles avec son plus aimable sourire.

— Laisse-la donc, intervint à son tour Cidalise. Elle était la seule ici à ne savoir que devenir. Allez-y, messeigneurs, vous pouvez sans crainte essayer de la distraire, je vous réponds qu’elle se laissera faire.

On sait que Cidalise n’ouvrait jamais la bouche que pour dire une bêtise, et l’ex-fille du Mississipi ne se faisait pas faute de les relever d’habitude. Cette fois, elle ne broncha pas : bête ou non, Cidalise avait dit vrai.

L’actrice commença alors à minauder. Elle était singulièrement perplexe sur celui des deux marchands qu’il fallait choisir. Car si son voisin paraissait plus jeune d’un certain nombre d’années, par contre l’autre lui semblait beaucoup plus riche et aussi de plus grand air.

Jamais le sentiment n’avait étouffé la Nivelle. La moindre de ses faveurs était tarifée suivant une règle immuable. Tant pis pour ceux qui ne pouvaient y mettre le prix.

Avare à sa façon, elle eût bien voulu garder pour elle seule les deux hommes du Nord. Par malheur, il lui fallait choisir et partager, car il y avait là aussi Mlle  Dorbigny, qui paraissait toute disposée à aller prendre la place libre auprès de Gonzague.

Pour éviter cela, la Nivelle, après un soupir, prit l’héroïque parti d’appeler son amie et changea de place elle-même. Quand elle se sentit en sûreté auprès de celui sur qui elle avait jeté son dévolu, elle devint d’une gaieté folle et commença à mettre en œuvre toutes les ressources de son esprit.