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LA PEUR DES BOSSES

« Henri !… ma vie t’appartient !… Si, pour un temps qui sera court, je l’espère, tu ne peux la suivre des yeux, la guider et la soutenir, la faire joyeuse et douce, comme aux heures de bonheur où je vivais dans ton ombre, je veux du moins que rien de mes actions ne reste inconnu pour toi.

« Quand tu reviendras, tu liras ces pages, notées jour par jour, presque heure par heure. Tu verras que ma pensée te suivait dans l’inconnu, le mystère de ton absence. Au tremblement des caractères, tu devineras les minutes d’angoisse ; à leur envolée, les lueurs d’espoir. Sous les phrases les plus banales, tu sauras découvrir les joies et les tortures de mon cœur, ma confiance et mon infinie tendresse.

« Je reprends mes Mémoires pour toi, pour toi seul, avec le secret espoir qu’ils s’arrêteront au bout de quelques pages et que bientôt tu reviendras me dire : « Ferme ce cahier, ma chère Aurore ; notre amour est écrit dans notre cœur, il n’est pas besoin de l’écrire ailleurs. Aimons-nous et vivons notre vie. »

Hélas ! les feuillets s’étaient couverts les uns après les autres de plaintes, de gémissements et de sanglots. Mlle de Nevers voyait avec terreur qu’il lui faudrait peut-être en ajouter d’autres, et pourtant sa main ne se fatiguait pas, son cœur n’était pas las de saigner.

Les heures qu’elle consacrait à cette pieuse tâche de mettre à nu son âme, de dire ses sensations et ses actes dans la sincérité de sa conscience, la brisaient et la relevaient en même temps. Quand sa tristesse avait fondu en douloureux accents, elle évoquait la vaillance de son fiancé et se sentait plus vaillante elle-même. Mais toujours le cri revenait : « Hâte-toi, mon bien-aimé !… mes forces s’usent à t’attendre… Quand nous étions l’un près de l’autre pourquoi es-tu parti ? »

Rien de ce qui la touchait de près ou de loin n’était omis dans ce journal intime. Dès le début de sa liaison avec Mme de Longpré, elle commença d’en parler, assez brièvement d’abord, puis s’étendant plus longuement, à mesure que leur intimité croissait :

« On veut, disait-elle, qu’elle m’apporte la gaieté, comme si je pouvais être gaie. Je m’efforce de rire quand elle rit : elle ne voit pas que cela me fait mal.

« Pourtant dois-je lui être reconnaissante de ses efforts, bien qu’ils me paraissent exagérés. Pourquoi ne me laisse-t-on pas songer, prier, pleurer à mon aise ? Il m’est aussi pénible à moi de paraître joyeuse qu’il lui serait difficile à elle de verser des larmes. »

Plus loin elle écrivait :

« Mme de Longpré sort encore d’ici. N’a-t-elle donc rien de mieux à faire que de m’apporter chaque jour le bourdonnement de ses paroles et ses gestes bruyants ? On croirait toujours qu’elle va danser une gavotte et les seuls moments agréables que je passe avec elle sont ceux où elle me parle de toi avec Flor… J’écoute et je me tais… Ai-je besoin de prononcer ton nom pour qu’il soit toujours sur mes lèvres ?… Et quand c’est des siennes qu’il s’échappe, il me semble qu’elle n’a pas le droit de le crier ainsi, qu’il est à moi, qu’il m’appartient et que seule je puis le murmurer avec respect, avec amour.

« Tu sais que je n’ai pas de fiel au cœur et pas de haine, sinon pour le meur-