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COCARDASSE ET PASSEPOIL

C’était maigre à tous les points de vue. L’un et l’autre ayant maladroitement avalé quelques pouces de fer, devaient être, pour un certain temps, incapables de se servir : celui-ci de sa jambe, celui-là de son bras.

D’autre part, ces deux survivants, dont l’un était inexpérimenté et l’autre dirigé par une intelligence plutôt obtuse, ne pouvaient plus être bons, même après guérison complète, qu’à faire nombre.

À cette époque bénie des spadassins, chaque rue de Paris possédait un eu plusieurs charcuteurs de chair humaine qui s’intitulaient pompeusement « chirurgiens » et travaillaient en conscience, mais sans grand savoir. Moins modestes que leur illustre devancier Ambroise Paré qui avait coutume de dire : « Je l’ai soigné, Dieu l’a guéri », eux se flattaient d’arracher à la mort tous ceux qui prenaient de leurs almanachs, et, de fait ces honorables praticiens ne chômaient guère, tant il y avait de membres endommagés.

Ils se réveillaient chaque matin avec le secret espoir que quelque riche gentilhomme serait mis à mal devant leur porte et beaucoup plus souvent, ils n’avaient à faire qu’à des coupe-jarrets, lesquels les payaient en insultes. Il est juste de dire que parfois leurs soins ne méritaient pas mieux, beaucoup d’entre eux n’ayant, pour tout bagage scientifique et pratique, que quelques mots latins, un peu de charpie et des bandes de mauvaise toile.

La quantité suppléait donc à la qualité et, tout le monde étant satisfait, il n’y a pas de raison pour s’appesantir sur ce sujet.

Les deux éclopés du tournoi déloyal s’étaient éloignés du lieu de la lutte avant la fin du combat, et n’avaient eu que quelques pas à faire en dedans de la porte Montmartre pour aviser l’enseigne d’un rebouteur de ce genre.

Celui qui eut l’honneur assez douteux de panser l’épaule de Pinto et la cuisse de la Baleine constata d’abord que la peau du jeune homme étant fine, l’épée n’avait eu que plus de facilité d’y pénétrer. Il opina ensuite que celle qui avait traversé la cuisse de la Baleine eût pu tout aussi bien transpercer celle d’un bœuf et, ceci acquis, il commença par se frotter les mains, signe évident d’une satisfaction intérieure pour cette rare perspicacité.

Le géant, animé d’un soupçon de bon sens, fut d’avis que ce diagnostic ne suffisait point et abattant sa large poigne sur l’épaule du pédant, il se mit à le secouer comme un prunier, d’où ce dernier de conclure, en logicien serré, qu’il eût mieux valu pour lui que la Baleine fût blessé au bras et Pinto à la jambe.

— Assez de discours, grommela le géant, et exerce un peu ton savoir sur nos membres. Si, en sortant d’ici, je ne puis courir comme un lièvre, il pourrait bien se faire que tu sois plus malade que moi.

Cette menace produisit sur le champ son effet. Le praticien s’appliqua du mieux qu’il put. Quand il eut fini sa besogne, Gruel le fit pivoter devant lui comme une toupie et l’arrêta tout à coup bien en face.

— Toute peine mérite salaire, lui dit-il. Nous ne pouvons te donner de l’argent, pour la bonne raison que nous n’en avons pas. Par contre, nous allons te donner un conseil…

— Ce n’est pas cela, mes gentilshommes, qui fera bouillir la marmite, observa le bonhomme navré et, de plus, convaincu qu’il serait dangereux de montrer les dents.

— Ceci n’est pas notre affaire, repartit la Baleine. Mais si tu veux nous croire, fais un saut jusqu’à la porte Montmartre ; c’est à deux pas d’ici et tu