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LA GRANGE-BATELIÈRE

La Paillarde entoura le cou du pauvre Amable de ses deux bras adipeux et, le regardant dans les yeux, lui demanda à mi-voix :

— Est-ce pour toi ou pour lui, la princesse ?… Tu sais que je suis très jalouse.

Le Normand se mit à bégayer : cette femme qui ne le regardait que d’un œil et dont il sentait la chaude poitrine contre la sienne, lui inspirait à la fois de la crainte et un immense bien-être.

— C’est… pour… murmura-t-il… je ne sais pas…

— Eh bien, soit, je te passe ta princesse pour ce soir, mais jure-moi que demain tu seras ici après le couvre-feu.

— Je te le promets, répondit Passepoil, dont la face pâle s’épanouit à la pensée des joies futures.

— Sandiéou, mes agneaux, tonna le Gascon, vous en voilà déjà aux confidences… Va bien, ma caillou !…

— Il me promet de venir demain soir, répliqua la Paillarde. Vous serez des nôtres, monsieur Cocardasse ?

— Oïmé ! je le crois bien, puisqu’il y a ici du vin pour moi et de l’amour pour mon petit prévôt. Avec cela, nous autres, mes pitchouns, nous faisons le tour du monde.

— J’ai votre parole, messeigneurs, n’y manquez pas plus que pour la princesse, ajouta l’hôtelière en plaquant un gros baiser sur les joues de Passepoil, qui pâlit de bonheur.

— À demain… à demain, dirent ensemble Yves de Jugan et Raphaël Pinto, en échangeant un regard qui en voulait dire long.

Et les deux prévôts s’en allèrent triomphants vers Paris, ne se doutant guère qu’ils venaient de se jeter dans la gueule du loup.


III

QUI COMMENCE BIEN, SE POURSUIT MAL ET FINIT POUR LE MIEUX


Ce qui avait été facile à promettre l’était moins à tenir. Lorsqu’ils furent à jeun et dispos, les prévôts s’en rendirent bien compte ; ils ne voyaient aucun moyen de quitter nuitamment l’hôtel de Nevers sans l’assentiment de Chaverny.

À vrai dire, le marquis n’était leur maître que par intérim, et volontiers ils se fussent passés de sa permission s’ils n’eussent craint pour plus tard une semonce de Lagardère.

Ils n’étaient donc libres de leurs actions que jusqu’au point où ils commençaient à interroger leur conscience, et c’était celle-ci qui les gênait.

— Diou bibane ! murmurait le Gascon en se grattant l’oreille. Comment faire ?

— Comment faire ? répétait Passepoil avec un gros soupir, qui emportait les rêves si bien caressés depuis la veille.