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COCARDASSE ET PASSEPOIL


IX

NAUFRAGE AU PONT-ROUGE


Voilà donc, d’après ce récit, démontrée l’inexactitude de celui de Mme  Dunoyer.

Il faut le pardonner à la femme de lettres. Elle était venue s’amuser pendant quelques semaines à Paris pour qu’on s’intéressât de sa personne et de son esprit, non pas pour y contempler des tueries. Il n’est donc pas étonnant que, dans son émotion, elle ait vu quatre assaillants d’un côté quand ils étaient de l’autre. Forcée, de plus, de s’en rapporter aux dires du Père Cotton, son oncle, bavard enragé et qui prétendait connaître tout le monde, bien qu’il fût né à Londres, elle fit ce qu’elle put, et il est étrange que cette collaboration d’une protestante convertie et d’un théologien anglais se soit encore tant rapprochée de la vérité.

Il serait d’ailleurs inutile d’ergoter davantage à ce sujet, puisque les deux chapitres qui précèdent ont rétabli les faits. Toutefois, il est probable que les autres spectateurs : MM. de Lubière, d’Orange et de Roucoulle, eussent ouvert de plus grands yeux encore si on leur eût dit que le petit paysan biscornu qui avait une si belle jactance et mettait tant de monde à mal, n’était autre que le comte Henri de Lagardère, celui-là même dont tout le monde parlait depuis quelques mois dans Paris.

On a vu que le nom de celui-ci n’avait pas été prononcé durant la bagarre, ni par les prévôts, ni par d’autres. Un coup d’épée l’avait même arrêté à temps sur les lèvres de Gendry qui, seul de toute la bande, eût été capable de le clamer devant la populace.

Le comte avait sans doute ses raisons pour qu’on ignorât sa présence à Paris, et la meilleure preuve en était dans le déguisement qu’il avait adopté.

Aussi, quand tous les bretteurs furent étendus sur le pavé et qu’il vit la foule prête à lui faire une ovation s’empressa-t-il de se faufiler à travers les rangs et de disparaître.

Cocardasse eût volontiers savouré cet encens du triomphe, qui sans doute ne se fût dissipé que pour faire place à d’autres fumées plus bachiques. Il ne manquait pas là de gens à qui la seule vue du combat avait donné soif et qui eussent été fiers de se rafraîchir en compagnie de ce héros.

Passepoil, de son côté, eût accueilli avec plaisir les témoignages d’admiration que lui eussent prodigués d’affriolantes beautés : peut-être en eût-il résulté pour lui quelques rendez-vous d’amour.

Quant à Berrichon, il était assez satisfait de lui-même pour ne pas juger indispensables les compliments d’autrui. Rien ne prouve cependant que son amour-propre n’en eût pas été agréablement chatouillé.

Lagardère coupa court à ces différentes manières d’envisager le parti à tirer de la victoire, en leur faisant signe, de loin, d’avoir à le rejoindre.