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COCARDASSE ET PASSEPOIL

Cocardasse en dépêcher un autre et Passepoil étendre le quatrième en travers.

Pas un mot n’avait encore été prononcé. Ce n’était plus une pièce où les escrimeurs expliquaient au public le plus ou moins de justesse de leurs coups ; non, c’était plutôt une pantomime extra rapide à en juger par la façon dont les principaux rôles expédiaient les comparses.

La place commençait à se joncher de mourants et de morts, à ressembler en petit à un champ de bataille. Jamais on n’avait assisté à si belle partie sur le boulevard Montmartre et il est probable que si le guet se fût montré, les badauds eussent rossé le guet pour ne rien perdre du spectacle.

Heureusement pour elle, la police, comme toujours, ne songeait guère à s’en mêler.

Les habitués de Crèvepanse, qui exerçaient généralement leurs talents contre de paisibles bourgeois, n’étaient pas accoutumés à ce jeu, qui sans cesse leur apportait la menace d’un coup de pointe entre les deux yeux ; aussi maintenant qu’ils étaient en nombre égal contre leurs adversaires et que quatre d’entre eux gisaient déjà sur le sol, se sentaient-ils beaucoup moins sûrs d’eux-mêmes.

Ce fut à tel point que l’un d’eux, n’ayant pas sans doute les mêmes raisons de se faire tuer que son chef de file Blancrochet, essaya de s’esquiver. Malheureusement le cercle formé par les spectateurs était si compact qu’il eut beau en faire le tour à deux ou trois reprises, aucun passage ne s’ouvrit devant lui. Loin de là, la foule qui avait reniflé l’odeur du sang, en voulait encore. Elle repoussa le fuyard dans l’arène, lui vomit des insultes à la face et bafoua sa couardise.

C’était celui-là même que Berrichon avait choisi pour en faire sa victime ; aussi tenait-il à ce qu’il ne pût s’échapper.

— Ohé ! cria-t-il en se mettant à sa poursuite et rompant enfin le grand silence, tu oublies qu’il me faut aujourd’hui ma paire de cadavres. À quoi bon détourner ses yeux de la note à payer ? c’est une faible ressource ! Viens un peu causer avec moi, je te prie.

L’homme ne l’écoutait pas. Il tournait toujours, affolé, rugissant comme une bête fauve en cage. Un instant même il eut l’envie de se frayer un chemin à coups de pointe, de tuer les premiers venus, fût-ce des femmes.

Jean-Marie, qui se façonnait sous tous les rapports, sembla deviner sa pensée :

— Je ne voudrais pas te frapper par derrière, lui dit-il en le piquant aux reins, mais si tu as le malheur de toucher à quelqu’un de ces gens, je te transpercerai si bien que ma lame ira te toucher le nombril en prenant une ligne droite.

Une suspension d’armes accordée de part et d’autres, sans qu’elle eût été demandée était la conséquence de cette chasse fantastique dont le côté grotesque disparaissait devant ce qu’on y devinait de terrible : une vie humaine aux abois.

Les adversaires s’observaient sans s’attaquer et agités de sentiments divers considéraient du coin de l’œil le malheureux auquel les affres de la peur convulsionnaient le visage et donnaient une élasticité remarquable.

Hué, traqué, repoussé par tous les bras à portée desquels il passait, le fugitif dut enfin se résigner à faire tête, comme un sanglier forcé. Il avait la bouche écumante et les yeux hors de l’orbite.