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COCARDASSE ET PASSEPOIL

teuses, ravaudeuses, filles de cabarets, maritornes, servantes de bourgeois et même de gentilshommes, croisaient leurs mains sur les tabliers et s’arrêtaient pour le contempler. Celui qui eût eu l’oreille assez fine pour écouter ce que murmuraient tout bas leurs lèvres, eût sans doute invariablement entendu la même chanson : « Sapristi ! le bel homme ! »

Frère Passepoil, qui sentait et comprenait tout cela, trottinait à ses côtés tout songeur.

— Si l’on nous fondait en un seul, se disait-il à part lui, et que j’aie l’allure de Cocardasse, ou que Cocardasse ait les sentiments et le cœur de Passepoil, les femmes feraient cortège, et pas une ne serait rebelle.

En attendant, il avait beau se hausser pour faire bonne figure, ce n’était pas à lui qu’allait le succès. Il était donc forcé de s’en consoler en songeant qu’il était là pour tout autre chose.

Cocardasse releva le nez et flaira dans le vent. Il venait de sentir et de voir l’ennemi.

— As pas pur, ma caillou ! murmura-t-il de cette voix qui faisait trembler les vitres lorsqu’il y mettait une sourdine, le gibier il est là, tout prêt pour la broche.

Gendry et ses trois acolytes se tenaient dans l’ombre portée par le monument, afin de se garer des rayons du soleil, qui pourtant déclinait déjà à l’horizon. Le dos tourné, ils faisaient mine de ne pas voir venir les prévôts.

Le Gascon, faisant sonner ses éperons et sa rapière, s’avança vers eux en simulant lui aussi de ne les point connaître.

— Té, exclama-t-il tout à coup, chacun a droit à se mettre à l’ombre à son tour… il m’en faut à moi la longueur de mon épée mise au bout de mon bras et sandiéou ! je crois qu’il n’y a pas de place ici pour sept…

— Raison de plus pour t’en aller ailleurs, grommela Gendry.

— Bagasse ! lou couquin, il perd le respect !… Sache bien, maroufle, que des gentilshommes comme mon petit prévôt et moi n’aiment pas qu’on leur serre les coudes… L’ombre elle était à vous tout à l’heure, j’entends maintenant qu’elle soit nôtre !… hé donc !…

Il tira son épée et, de la pointe, traça sur le sol un vaste périmètre englobant tout le terrain abrité contre les rayons du soleil.

Frère Passepoil, très calme, le regardait faire et souriait de son sourire finaud de Normand. Berrichon avait la main à la garde de son épée et bouillait d’impatience, Jugan, qui le toisait, était d’avis, malgré les dires de Gendry, qu’il faudrait peut-être compter avec ce drôle.

La Baleine, imposant de force brutale, s’était adossé contre la pierre et semblait s’y incruster comme une statue gigantesque ; il paraissait aussi insensé de renverser ce colosse que de vouloir jeter bas d’un coup de poing la porte Montmartre.

Déjà les badauds commençaient à s’attrouper. Il n’y avait qu’à regarder tous ces hommes d’épée pour se convaincre que cette querelle d’Allemand allait dégénérer en une formidable rixe.

Dès qu’il eût achevé de tracer son sillon, le Gascon goguenard s’appuya sur sa lame ployée comme un jonc et se campa sur les jarrets, la main gauche à la hanche, le torse bombé, dans une superbe pose de défi et d’insulte qui provoqua les bravos de la foule.

— Pécaïré ! s’écria-t-il d’une voix retentissante ; si dans trois minutes