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COCARDASSE ET PASSEPOIL

vôts ; mais le Normand constata avec stupéfaction qu’elle déployait toutes ses grâces pour son noble ami, ne le considérant lui, que comme un gringalet bon tout au plus pour un jour de disette.

Le Gascon protesta :

— Capédédiou, dit-il, je ne voudrais pas empiéter sur les terres de ma caillou. Si nous avions eu tous les deux les mêmes goûts, il y a longtemps que nous nous serions ouvert le ventre. Mais moi je n’aime que le vin, Amable n’aime que les femmes ; de cette façon, oïmé ! nous ne nous contrarions jamais.

La Paillarde n’était pas embarrassée pour si peu. Elle fit volte-face et son genou prit contact avec celui de Passepoil : c’était plus à l’argent qu’à l’homme qu’elle en voulait.

Or, le Normand perdait toute prudence devant une vertu peu farouche, et le Gascon, de son côté, s’humectait si bien la langue qu’elle tournait à tort et à travers. À eux deux, c’était la plus belle paire d’étourneaux qu’on pût rêver. Souvent même, pour un mot en l’air ou une œillade, ils se mettaient dans des situations dont il ne leur était possible de sortir qu’en risquant leur vie.

Déjà les brocs succédaient aux brocs et Cocardasse, pris lui aussi de tendresse, laissait les filles boire dans son verre, tandis qu’Amable ne sentait plus seulement un genou, mais tout le poids d’un corps appuyé au sien. Il frottait ses épaules en porte-manteau contre des rondeurs affriolantes et trouvait tout pour le mieux dans le meilleur des mondes.

On ne sait trop où cela se fût arrêté sans l’intervention de deux jeunes gens dont l’arrivée fut assez mal accueillie, non point que la Paillarde dût se gêner avec eux, mais plutôt parce qu’ils gênaient les combinaisons qu’elle n’avait pas eu le temps de mettre à exécution.

Cocardasse les dévisagea lui-même d’un air assez malveillant et ils ne s’étaient pas plus tôt assis à une table pour jouer aux dés qu’il les interpella :

— Cornebiou ! mes mignons, il me semble avoir déjà vu vos museaux roses quelque part. N’auriez-vous pas été en nourrice du côté de Bayonne ?

Les joueurs continuèrent leur partie sans répondre, avec cette belle insouciance de la jeunesse que les radotages ne sauraient atteindre.

Cela ne faisait pas l’affaire du Gascon : il asséna sur la table un coup de poing formidable qui fit s’entre-choquer les brocs et les verres.

— Quand Cocardasse Junior vous fait l’honneur de vous parler, hurla-t-il en se dressant devant eux, il faudrait lui répondre, beaux blancs-becs !

C’était une provocation.

— Nous répondons quand il nous plaît et quand on nous interroge avec d’autres formes, répondirent-ils en se levant tous deux, que voulez-vous savoir ?

— Où vous étiez avant de venir à Paris et si, il y a quelque temps, vous ne rôdiez pas sur les frontières d’Espagne ?

— Nous n’avons de comptes à rendre à personne et surtout à vous que nous ne connaissons pas.

— Cornebiou ! mes poulets, vous en rendrez quand même, gronda le prévôt en mettant l’épée à la main. Il me semble avoir déjà fait jaser devant vous un Espagnol qui ne voulait rien dire…

Les jeunes gens échangèrent un regard rapide et se mirent en défense sans prononcer une parole.