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BERTHE PLANAT

prédécesseurs en moralisme athée. Il est nécessaire de créer des mots pour définir des mentalités très complexes, très factices aussi, où le dressage orgueilleux de l’intelligence, une haine secrète de l’instinct et de ses spontanéités, une rivalité jalouse avec les religions positives, peuvent aboutir à un véritable ascétisme. Ajoutons que les préoccupations ardentes de ces étranges garçons se tournent ailleurs. Les problèmes sociaux les intéressent trop pour que les rêveries romanesques, lot heureux de leur âge, aient le loisir d’éclore dans ces cerveaux saturés d’abstractions. C’est là pourtant un état de tension bien volontaire et qui comporte de subites volte-face, de déconcertantes surprises. La nature, comprimée et faussée, est toujours prête à prendre sa revanche dans un jeune cœur. Qu’une certaine femme se rencontre dans sa vie, à une certaine heure, et l’amoureux apparaît dans l’intellectuel, mais un amoureux qui ne dépouille pas pour cela ses façons habituelles de penser. L’on devine quels phénomènes inattendus doit inévitablement produire la rencontre de la passion avec un tour d’esprit si particulier !

Cette esquisse d’un type psychologique très récent, mais assez multiplié pour qu’il domine l’avenir immédiat de la bourgeoisie française, mériterait d’être creusée dans ses lignes profondes. Ce tracé suffira pour caractériser la nuance des émotions qui ressuscitaient dans le cœur de Lucien, tandis qu’enfoncé dans l’angle de son fiacre il revivait cette journée où il avait rencontré Berthe pour la première fois et reçu le coup de foudre de cet amour. Il revoyait la vaste pièce du « Salon littéraire et scientifique » dont les murs disparais-