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BERTHE PLANAT

le aussitôt, afin de poser du coup la situation dans sa réalité : non seulement Lucien n’était pas l’amant de la jeune fille, mais encore, follement épris d’elle et vivant tous deux une existence d’étudiants et dans cette familiarité quotidienne des libres mœurs du Quartier Latin, il ne lui avait jamais déclaré sa passion. Cette anomalie, — car c’en est une, même aujourd’hui où la nouvelle éducation des femmes tend à modifier beaucoup les relations entre les sexes, dans certains milieux, — cette anomalie donc dérivait, comme beaucoup d’apparentes singularités sentimentales, de causes très simples. Elles se découvriront elles-mêmes avec le développement de ces deux caractères. Il était nécessaire de signaler le fait dès maintenant, pour que l’on comprenne quelle extrémité de douleur cette conversation avec son beau-père avait infligée à Lucien. La phrase sur laquelle il était parti avait été le cri qu’une bête égorgée pousse sous le couteau, et qu’accompagne d’instinct une furieuse morsure. Un sursaut presque animal avait mis à la bouche du jeune homme, atteint en pleine chair, les mots qui devaient faire le plus de mal à son bourreau, et, tout de suite, une même frénésie l’avait précipité hors de la pièce. Il avait fui la réponse de Darras et sa propre colère. Lui aussi, ces paroles de haine, jetées à l’éducateur de son enfance, l’avaient stupéfié, à peine échappées. Elles traduisaient si peu les portions conscientes de sa pensée et de son cœur. Il avait toujours tant respecté son beau-père. Il en avait si profondément subi l’influence, si totalement accepté les idées. Mais quand une loi naturelle a été violentée dans les rapports de deux êtres, aucune