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BERTHE PLANAT

Il avait répété : « Je ne l’oublie pas, » — et, férocement : « Ne touche pas à cette autre plaie, si tu ne veux pas qu’il se prononce entre nous des paroles irréparables… »

Telle avait été la fin de ce tragique dialogue, où, pour la première fois, depuis que la mère de Lucien avait changé son nom de Chambault contre celui de Darras, le fils s’était permis de juger tout haut ce second mariage et de le condamner. Le beau-père en avait été frappé d’un saisissement qui se prolongeait à travers l’attente douloureuse de cette après-midi. Il se répétait en esprit ces mots d’une si redoutable signification, et toujours il retombait sur cette même sensation d’une stupeur indignée.

— « Comment a-t-il pu ?… » se demandait-il. « Comment ?… Il ne se possédait pas, c’est vrai, mais c’est précisément dans de telles minutes que l’on découvre le fond de ses pensées. Quelles sont donc les siennes ?… » Et Darras se perdait dans des réflexions, où il s’efforçait en vain d’appliquer son principe habituel, ce constant redressement de sa sensibilité d’après le type abstrait de l’homme de conscience, ce qu’il appelait, en sa qualité de mathématicien, sa limite « morale ». Comme il l’avait déclaré à sa femme, il aimait Lucien, tout simplement. Il l’avait considéré, tant d’années durant, comme le fils de son esprit ! Dans ces derniers mois, l’éducateur avait bien laissé une atmosphère de silence s’établir entre lui et son élève ; mais, que l’égarement qu’il soupçonnait fût mêlé à une aversion contre lui, il ne l’avait jamais imaginé. Cette découverte le faisait souffrir dans son cœur, presque dans sa chair, tant la rancune soudain