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UN DIVORCE

grandit durant l’après-midi, passée tout entière, pour lui, dans son cabinet de travail, soi-disant à étudier une affaire, et, pour Gabrielle, dans de petites occupations d’intérieur. En réalité, ils n’avaient l’un et l’autre de pensée que pour l’absent. Les moindres bruits de leur maison leur donnaient un battement de cœur… Une voiture roulait sur le pavé de la rue. Si elle allait s’arrêter ? Si c’était la sienne ?… Le timbre de la porte résonnait. Si c’était lui, ou un message venu de lui ?… Puis rien !… La mère n’y pouvait plus tenir. Elle retournait auprès d’Albert, lui répéter, pour la dixième fois, sous une autre forme, sa demande angoissée : « Où est-il ?… » Que répondre, sinon les mêmes mots de réconfort ? Mais, tout bas, Darras se posait aussi cette question à lui-même, et la dernière image qu’il gardait de Lucien s’évoquait dans son esprit avec une précision affreusement douloureuse. Le jeune homme lui apparaissait tel qu’il l’avait vu sur le seuil de son bureau du Grand-Comptoir, la haine aux yeux, la menace à la bouche. Était-il possible que cet enfant, son fils d’adoption, eût vraiment articulé ces phrases d’adieu :

— « Où je m’en vais ?… Chercher la preuve que tes espions t’ont menti, et, quand je l’aurai, il faudra bien que tu rétractes ces calomnies. Et tu les rétracteras, ou je ne te reverrai de ma vie. »

— « Je n’aurai rien à rétracter, » avait répondu le beau-père, à qui cette outrageante attitude enlevait son sang-froid ; « je sais trop quelles preuves tu trouveras. C’est toi, entends-tu ? qui reviendras me demander pardon d’avoir oublié que je suis le mari de ta mère. »

— « Je ne l’oublie pas… » avait dit Lucien.