Page:Paul Bourget – Un divorce.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
58
UN DIVORCE

se tournèrent par hasard de mon côté, à un moment donné. Elle vit que je la regardais, mais sans paraître s’en soucier le moins du monde. Ses yeux se fixèrent sur moi avec une indifférence glacée, qui n’était pourtant pas de l’effronterie. Ce regard fit plier le mien et je m’en allai. J’appréhendai qu’elle n’avertît Lucien, et, quoique cette rencontre fût due au seul hasard, il m’eût été insupportable qu’il me surprît dans une attitude qui semblait dénoncer un espionnage… »

— « De toi à lui, un espionnage ! » interjeta Mme Darras ; « n’as-tu pas sur lui tous les droits d’un père ? Tu me le disais toi-même, tout à l’heure. Quand un père cherche à savoir qui fréquente son fils, ce n’est plus de l’espionnage, c’est de la surveillance… »

— « Je t’ai dit que je le considérais, moi, comme mon fils, » rectifia Albert Darras. « Mais il faut regarder la vérité bien en face, ç’a toujours été ma grande maxime… Lui… » Et avec un visible effort : — « Hé bien ! lui ne me considère pas comme son père. Il était un grand garçon déjà quand nous nous sommes mariés. Tu as oublié tes propres inquiétudes devant son hostilité d’enfant, et avec quelle prudence j’ai dû l’apprivoiser. J’y ai réussi, sans jamais me dissimuler que c’était là un travail un peu artificiel, un peu fragile. J’ai trop constaté aujourd’hui combien j’avais raison. »

— « Pauvre ami !… » fit Gabrielle, qui ajouta en joignant les mains : « Mon Dieu ! nous avons déjà tant payé pour notre bonheur !… »

Le second mari ne pouvait pas comprendre la signification vraie de ce geste et de cette exclamation, cri instinctif d’une prière échappée à la terreur