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UN BEAU-PÈRE

temps… Tout à coup, sur le trottoir opposé, je vois s’approcher un jeune homme, dans lequel je reconnais Lucien qui accompagnait une jeune femme. Il était si complètement absorbé par cet entretien qu’il ne me remarqua point. Ils s’arrêtent tous deux devant la porte d’une petite crémerie qui était déjà là de mon temps… Ils font mine de se séparer. La femme ouvre la porte, et semble l’inviter à entrer. Lucien regarde sa montre, puis, haussant un peu les épaules, il entre. J’hésitai un instant à rebrousser chemin, pour ne pas paraître l’avoir suivi. Après réflexion, je traversai la rue. J’arrivai devant le restaurant et je regardai à travers le carreau. La jeune femme et Lucien étaient assis à côté l’un de l’autre, dans l’angle d’une table. Ils dépliaient leurs serviettes tout en continuant de causer. Si j’avais gardé des doutes sur la cause de son changement d’habitudes, je les aurais perdus à constater l’expression passionnée de son regard. Il ne la quittait littéralement pas des yeux. Il était de profil. La jeune femme était de face ; je distinguais donc par le menu le détail de ses traits. Je serais injuste si je ne reconnaissais pas qu’elle n’a aucunement l’air d’une fille. Elle était vêtue avec une grande simplicité, mais aussi une grande propreté, d’une robe d’un drap couleur gris de fer. Elle avait accroché son chapeau au-dessus d’elle. Elle a des cheveux châtains qu’elle porte relevés sur le front et noués par derrière en une grosse natte courte, à la façon des pensionnaires, quoiqu’elle ait bien vingt-cinq ans, sinon davantage. Elle est mince, assez petite, avec des traits d’une extrême délicatesse, presque trop menus, et des prunelles très brunes sur un teint pâle. Ces yeux