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UN BEAU-PÈRE

à mon bureau, une explication de la dernière violence. »

— « Avec Lucien ?… » répéta la mère. Ils étaient entrés dans le cabinet de travail d’Albert. Elle se laissa tomber sur un fauteuil, en tremblant soudain de tout son corps. Que cette révélation de la difficulté la plus redoutée se produisît à cette seconde, après les paroles entendues rue Servandoni et ses propres réflexions, ce n’était qu’une coïncidence due au hasard. Comment n’y eût-elle pas vu le prélude de cette expiation qu’elle avait tant voulu conjurer ? Et si elle avait tort, en percevant comme l’acte spécial d’une volonté particulière un événement qui n’était que « la logique de sa vie, » pour reprendre la formule du prêtre géomètre, n’avait-elle pas raison de trembler devant la mise en train de cette inévitable et mystérieuse puissance, qui tire tous les effets de toutes les causes, et qui nous punit de toutes nos erreurs par le simple jeu de leurs conséquences ?

— « Oui, avec Lucien, » avait repris Albert. Très maître de ses nerfs d’habitude, par nature et par discipline, il était, lui aussi, dans un état d’agitation qu’il dominait mal. Au lieu de s’asseoir à côté de sa femme, pour la calmer, comme il eût fait en toute autre occurrence, il allait et venait dans la chambre, sans même regarder Gabrielle. Il ne voyait plus que sa pensée. Le décor de cette pièce tapissée de livres, sans aucun autre objet d’art qu’un grand portrait de Mme Darras, en pied, par le peintre attitré du high life opportuniste et radical, le fade mais délicat Maxime Fauriel, révélait les deux seules passions qu’eût jamais connues le Polytechnicien : sa femme et ses idées.