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UN DIVORCE

témoignait sa moustache demeurée toute noire, tandis que ses cheveux, coupés militairement en brosse, étaient tout blancs. Les méplats bistrés de son profil presque aigu laissaient deviner une ossature forte, celle d’une race de montagnards, et la flamme sombre des yeux, la maigreur sèche de la silhouette, le teint mat, disaient que ces montagnards étaient du Midi. Il y avait de l’Arabe dans la coupe de cette figure brusquée, et dans ce corps souple aux extrémités très fines. La famille des Darras vient, originairement, de Sisteron. Cette vieille ville forte est très éloignée de la mer. Mais la Provence, — le nom d’une de ses chaînes, celle des Maures, le rappelle encore, — a tellement subi d’incursions sarrasines, que l’on y rencontre partout de ces masques auxquels le burnous et le turban manquent seuls pour que le Bédouin apparaisse dans le civilisé. Peut-être l’ardeur de fanatisme qui faisait des incrédulités mêmes d’Albert Darras une religion à rebours, décelait-elle, autant que ses traits, cet atavisme antique. Peut-être aussi avait-il hérité les passions d’un ancêtre mêlé aux guerres de la Ligue, qui furent terribles dans ce coin reculé de France. De semblables hypothèses sont si hasardées que l’on ose à peine les énoncer. Elles dominent pourtant les portions inconscientes de notre être, les plus profondes et les plus effectives. Jeanne avait ces mêmes yeux brûlants et une chevelure noire à reflets presque bleus. Un sang du Nord, celui de sa mère, — les Nouet sont des bourgeois du Perche, — courait sous sa peau transparente, en ondes claires, qui, fouettées par la timidité, mettaient à ses joues une pourpre rose. Toute sa force était tendue à dissimuler un trouble que