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LA PRISON

contre son cœur : « Tu veux notre Jeanne, viens la prendre. » — « Oui, » répondit-il à voix haute, comme si cette provocation lui eût été réellement adressée, « j’irai la prendre !… » La prendre ? Mais où ? Mais comment ?… Il avait la loi pour lui. Il aurait la force publique à son service. À sa femme aussi il pouvait, de par le Code, ordonner qu’elle réintégrât le domicile conjugal. Cet homme généreux et qui avait toujours tant ménagé la sensibilité trop tendre de Gabrielle, sauf dans deux crises d’égarement, depuis ces quinze jours, se la représenta soudain dans une chambre avec la petite fille, et l’entrée de l’huissier ou du commissaire. Sa délicatesse intime se révolta contre cette image. L’amour en lui l’emporta de nouveau sur la rancune. Il se demanda, avec une détresse qui n’avait plus rien d’égoïste : « Mais où est-elle ?… » Ce repas du soir, qu’ils auraient dû prendre en commun, où lui avait-il été servi ?… Qu’avait-elle dit à l’enfant ?… Séparée de tous les Nouet par son mariage, elle n’avait pas de famille où se retirer. Se cachait-elle dans un couvent ? Était-elle allée dans un hôtel ? Épuisant en esprit les hypothèses, et littéralement affolé par la complète absence de données positives, Darras se prit à s’imaginer qu’elle s’était réfugiée auprès de Lucien. Ce détail montrera mieux qu’une longue analyse le désarroi où l’inquiétude avait jeté cette intelligence, très précise d’ordinaire et très méthodique. Une pareille supposition, après la scène que la mère et le fils avaient eue dans la journée, était extravagante. Elle eut à peine traversé cette pensée tourmentée qu’elle y fit certitude, et Darras courut plutôt qu’il ne marcha jusqu’à la maison meublée de la rue Monge où son