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UN DIVORCE

possédait à peine, il prétexta la nécessité, absolument invraisemblable à cette heure, d’une course oubliée, et il sortit de la chambre, puis, quelques minutes plus tard, de la maison, sans qu’elle eût essayé de le retenir. Tandis qu’il s’en allait, droit devant lui, à travers les rues, dans l’ombre, trompant par une marche forcée, l’agitation violente où l’avait jeté ce bref entretien, elle, immobile sous la lampe, les mains croisées devant son métier qu’elle ne touchait pas, se demandait quand elle aurait le courage de prononcer une certaine phrase. Elle l’avait eue sur les lèvres, et le libre-penseur l’y avait lue assez distinctement pour en appréhender avec terreur la menace informulée. La mort avait affranchi la divorcée de l’ancien lien. Elle pouvait devenir la femme d’Albert devant Dieu, l’épouser religieusement. L’insurmontable obstacle avait disparu. Était-il possible que le père de Jeanne, et qui permettait cependant que leur fille fût élevée catholiquement, refusât à la mère ce mariage à l’église, consécration suprême de leur foyer ? Elle se répondait que non, et cependant la crainte lui serrait le cœur… S’il refusait pourtant, que devenir ?…

Cette sensation, commune à tous les deux, qu’une des données essentielles de leur vie venait d’être modifiée par cette mort inattendue du premier mari, eut pour effet de suspendre, durant quelques jours, la discussion, qu’ils savaient l’un et l’autre inévitable, sur ce mariage religieux. Ce recul devant cet entretien, d’une suprême importance pour l’avenir de leur ménage, ne procédait pas chez elle et chez lui de la même cause. Comment Albert eût-il provoqué une conversation qui supposait