Page:Paul Bourget – Un divorce.djvu/259

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
245
L’IMPRÉVU

justice au mourant, elle était toujours la femme de ce malheureux. Si le devoir incombait à quelqu’un de procurer à cet homme la grâce des sacrements, c’était à elle. — Oui, mais elle portait le nom d’un autre… Elle vivait avec un autre… Elle était, légalement, la femme d’un autre… Elle en aimait un autre… Elle l’avait regardé, cet autre, avec une supplication au bord de ses lèvres qu’il lui permît d’aller là-bas, d’où il venait. Et elle s’était sentie incapable de formuler cette demande, d’en avouer le motif surtout… Elle s’était tue… Les quelques heures passaient cependant. Le soir avait succédé à l’après-midi, la nuit au soir… Albert et elle étaient derechef en tête à tête dans le cabinet de travail qui les avait vus prolonger des veillées si taciturnes, cette dernière semaine. Celle-ci s’écoulait pareille, sans qu’il levât les yeux d’un travail où il paraissait s’absorber. Elle ajoutait des points après des points à sa tapisserie commencée… Était-il encore temps de parler seulement ?… Quelques heures ?… Darras avait dit « quelques heures », et combien étaient déjà passées 1… Minuit allait sonner… Il était inutile de parler ce soir. Mais demain matin, dès la première heure, elle parlerait, et, si elle n’en avait pas la force, elle sortirait sans avoir parlé. Elle irait chercher le Père Euvrard. Elle l’amènerait place François Ier… Elle se coucha sur cette résolution et cette espérance, pour être réveillée, le lendemain matin, par ce billet de son fils : « Maman, mon père est mort cette nuit. J’ai besoin de te voir, de te parler. Il m’a demandé de le faire. D’après sa volonté, ses obsèques auront lieu dans le caveau de famille, à Villefranche-d’Aveyron. À mon retour, je te demanderai de me recevoir. Je suis très malheu-