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L’IMPRÉVU

— « Depuis dix minutes… J’y retourne aussi… » Lucien était sorti du salon, comme il y était entré, sans une parole pour Darras, sans un regard. Berthe le suivit, après avoir dit presque à voix basse un : « Oh !… partez, monsieur, » où frémissait le reste de la terreur qui l’avait saisie devant cette rencontre inopinée des deux hommes. Aucun événement n’en était résulté cependant. Pourquoi ? Parce qu’en ce moment et comme elle l’avait dit, Lucien était fou d’inquiétude. Son vrai père existait seul pour lui. Celui qui l’avait élevé, et dont sa mère portait le nom, ne comptait plus. Il avait suffi que le fils se retrouvât devant un mortel danger de ce vrai père, pour que la voix du sang s’éveillât en lui, unique, souveraine, toute-puissante. Il était revenu à Chambault, c’étaient les termes encore de Berthe, de par la loi et de par la nature. Cette sensation de la faillite de son propre mariage que Darras avait eue, d’une façon si amère, devant les remords religieux de sa femme, l’étreignit dans ce salon du premier mari avec une telle force qu’il ne put pas supporter de demeurer là plus longtemps. Le malade eût demandé à lui parler, maintenant, qu’il eût refusé de se rendre dans cette chambre d’agonie, par horreur d’y voir son beau-fils montrer au moribond cette affection qu’il n’avait pas le droit de condamner, — le père le plus criminel reste un père, — dont il ne devait pas s’étonner, — l’approche de la mort retourne si profondément le cœur de celui qui va mourir et de ceux qui le voient mourir ! Qu’un flot de pitié eût jailli en Lucien, balayant tout, noyant tout, et les plus légitimes rancunes et les plus justes sévérités, comment ne pas l’en estimer ? Darras était trop magnanime,