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UN DIVORCE

saignait pas moins. Qu’elle était profonde et mal cicatrisée par le temps ! Il put s’en rendre compte, à la sentir se rouvrir quand il descendit de sa voiture sous les fenêtres derrière lesquelles, si le notaire avait dit vrai, l’ancien bourreau de la jeunesse de Gabrielle agonisait peut-être. Même sa mort empêcherait-elle qu’il n’eût été le premier mari ? Mais si l’inguérissable jalousie du passé dont Darras avait tant souffert lui fit un peu mal, à cette minute encore et en dépit de ses pressantes préoccupations, elle n’empêcha pas qu’il ne marchât sans hésiter vers la loge. Il demanda d’une voix ferme : « M. de Chambault est-il là ?… » comme s’il n’eût pas su une indisposition dont la gravité lui était dénoncée cependant par un sinistre indice : le sol jonché de paille devant la maison, pour assourdir le bruit de la rue.

— « Monsieur le comte est chez lui, » répondit le concierge, « mais il ne pourra certainement pas recevoir Monsieur. Il était déjà très souffrant hier, et, cette nuit, son état s’est aggravé. »

— « Je monterai toujours à l’appartement, » fit Darras, » et je verrai son domestique. »

Le fait que l’on n’eût donné aucune consigne à la porte était un second indice : c’était le désarroi dont s’accompagne la survenue inattendue d’une complication redoutable au cours d’une maladie jugée d’abord plutôt bénigne. Quoique le ton de M. Mounier eût préparé le visiteur à se trouver en présence d’un homme très atteint, il jugea que la situation avait évidemment empiré d’une façon inquiétante. Était-il même temps encore de voir Chambault, et le malade serait-il capable de soutenir un entretien qui exigeait beaucoup de lucidité