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SILENCES

pas ne point lui tenir compte de cette âme d’enfant qu’elle avait défendue contre l’incrédulité du père. Mentalement elle l’implorait, ce Dieu, du secours duquel son âme épuisée d’émotions pouvait moins que jamais se passer. Elle disait tout bas : « Notre Père qui êtes aux cieux, » ces syllabes qui, murmurées par la voix fervente de Jeanne, avaient réveillé en elle les vestiges effacés de sa piété première… Et les heures allaient, rythmées par le balancier de la pendule qui remplissait de son bruit, mêlé à la rumeur intermittente des voitures, le calme de la vaste pièce, jusqu’au moment où, les douze coups de minuit ayant sonné, la songeuse se leva presque machinalement pour aller se coucher. Elle replia son ouvrage et vint à son mari afin de lui dire bonsoir, comme elle faisait quand, retenu par une besogne pressée, il restait éveillé plus tard qu’elle. Pour ne pas troubler son repos, il allait, ces nuits-là, dormir dans la pièce à côté de la chambre de sa femme, où le domestique lui dressait son lit. Quand elle fut debout devant lui, il parut hésiter quelques secondes à lui faire une demande qu’en effet il n’énonça pas. Il la pressa contre lui et lui mit un baiser sur le front, en disant : « Si jamais nous sommes séparés vraiment par la mort qui peut toujours venir, combien tu regretteras de nous avoir gâté notre bonheur par des chimères !… » Puis, comme elle ne répondait pas, il la laissa aller, se rassit à son bureau et continua d’écrire. Quand elle eut passé le seuil de la pièce, il se prit la tête dans les mains et demeura longtemps à pleurer. Il ne se doutait pas qu’agenouillée au pied de son lit, Gabrielle implorait la force de ne pas le rappeler et de réaliser cet autre sacrifice dont elle