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UN DIVORCE

tendu sur un métier, et elle se forçait à ne pas lever les yeux, pour ne pas rencontrer le regard de son ami, qui, de son côté, assis à son bureau, laissait aller sa plume sur le papier, sous le prétexte de mettre au courant quelques lettres en retard. Quand le grincement de cette plume s’interrompait, le cœur de Gabrielle se serrait. Elle appréhendait une phrase qui rouvrît la discussion de cette après-midi. La plume se reprenait à écrire… De l’autre côté de la cheminée était une chaise basse où Lucien se tenait jadis, quand, avant son départ pour le régiment, il passait auprès d’eux toutes les soirées qu’ils avaient de libres. Gabrielle contemplait cette relique de leur ancien bonheur familial avec une nostalgie qui lui mettait des larmes aux paupières. Elle voyait son fils, en imagination, auprès de l’abominable créature qui lui avait dénaturé le cœur. Pour avoir pris le jeune homme ainsi, cette fille avait dû lui jouer une comédie de délicatesse qui continuait. Cette même veillée, si péniblement solitaire pour les parents, son fils et cette fille la passaient sans doute dans une intimité où l’honnête femme détestait la parodie hypocrite du foyer. Elle voyait l’étudiante travaillant, et Lucien la regardant avec cette passion qui avait tant frappé son beau-père lorsqu’il les avait surpris au restaurant. Cette rêverie se faisait précise comme une hallucination, et la mère se mettait à douter du résultat heureux des démarches de son mari, auquel elle avait tant voulu croire. La tentation la prenait de l’interroger. Elle n’osait pas. Elle se contraignait, pour retrouver du calme, de penser à sa petite Jeanne à qui elle avait fait de nouveau faire sa prière, ce soir. Dieu ne pourrait pourtant