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SILENCES

— « Non, » répondit Gabrielle, « pas les mêmes. Lucien m’estimerait. Si j’avais été veuve, nous nous serions mariés à l’église, et alors il n’aurait pas eu le droit de comparer le mariage que nous avons fait à celui qu’il veut faire… »

— « Et qu’il ne fera pas !… » interrompit Darras énergiquement. Cette allusion de sa femme au caractère différent et certainement supérieur qu’aurait revêtu leur mariage dans d’autres conditions avait allumé dans ses prunelles un nouvel éclair de la fureur indignée du matin. La force avec laquelle il affirma l’échec des projets de Lucien fut le seul signe de ce tressaillement. Il se dompta aussitôt, bien décidé à ne plus dévier du parti pris d’indulgence protectrice auquel il s’était rangé par un instinct aussi spontané, aussi rapide qu’une réaction physiologique. Quand un homme et une femme ont vécu, comme ces deux époux, dans une intimité absolue de plusieurs années, ne se cachant rien, ne disputant sur rien, ne faisant qu’un, la révélation d’un principe d’irréductible divergence, soudain apparu entre eux, produit d’abord un atroce déchirement, puis un effort immédiat pour se rapprocher. Avant de s’avouer qu’ils ne seront plus jamais fondus l’un dans l’autre, ces deux cœurs essaient de se ressaisir, de se ressouder, avec tout ce qu’ils ont gardé de tendresse. On dirait qu’ils espèrent briser, broyer, anéantir dans une suprême étreinte morale le germe fatal qui n’a pas encore accompli son œuvre de désunion. À ce travail sauveur, chacun d’eux s’emploie avec ses facultés propres. Darras s’était habitué, dans sa vie conjugale, à toujours traiter Gabrielle comme une créature désarmée devant le sort et qui a besoin d’être